Le bruit des pas passés

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Il m'avait dit de me mettre dans un coin. Dans le noir. Nicolaï dans les bras. Et de scruter le ciel dans la nuit étoilée. Il m'avait dit : « Regarde bien. Tu verras un avion et ses lumières rouges. C'est alors que tout commencera. »

J'ai suivi son conseil. Je me suis cachée sous la fenêtre. Notre enfant pelotonné contre moi. À l'abri des regards, des étrangers. Dans la maison d'un bonheur bientôt effacé. Et j'ai attendu. Attendu les lumières rouges. Ce sont des bleues, des jaunes qui nous ont enveloppés. Bruyantes, persistantes, elles ont précédé le chaos, l'enfer et tout ce qu'il n'avait pas expliqué.

Ils sont arrivés par centaines, les avions. Le ciel est devenu noir, couleur de la mort. Nicolaï pleurait. Et moi ? Moi, j'attendais. Il m'avait dit : « Reste dans la maison. » Alors je n'ai pas bougé. La peur au ventre. Tandis que dans la ville, tout explosait. Puis, des pas. De charge. Des bruits de bottes, de talons, des pas allongés, rapprochés, à la porte. Des pas à la pointe de mes pieds. Pour Nicolaï, des pas au bout de son petit nez. Des bras qui l'ont emporté. Leurs mains qui m'ont menottée. Puis, nos corps poussés dans des camions différents. Ces gens-là séparent les mères de leurs enfants.

Des femmes, autour de moi. Beaucoup. Faméliques. Silencieuses. Angoissées. Sur chaque visage, les questions tracent des sillons de peur. Où nous mène-t-on ? Où sont nos petits ? Pourquoi ces attaques ? Pourquoi ce convoi ? Rien n'est dit, partagé, soulagé. Le fourgon nous emmène dans sa course folle. Je tremble pour Nicolaï. Et pense à Anton. Son avion a-t-il décollé ? Si oui, quand viendra-t-il nous libérer ?
Le voyage dure des heures. Des femmes s'évanouissent. Je reste droite malgré la fatigue, la faim et la soif qui me tiraillent. Les sursauts du véhicule sur les routes en mauvais état meurtrissent nos corps malmenés, fracassant à chaque secousse nos carcasses contre la paroi métallique, étouffant davantage les plus faibles d'entre nous.

À notre arrivée, des gardiens nous poussent dans des bâtiments sales, isolés de tout. Nicolaï n'est pas là. Aucun enfant n'est présent. Des femmes, partout. Et des hommes pour les garder. Je perds espoir. S'il ne m'a pas suivie, que vont-ils faire de mon garçon ?
Je n'ai pas le temps de me poser d'autres questions. Un gardien immense vient me chercher. Je traverse des cours, des couloirs, longe des bâtiments imposants avant qu'il ne me jette violemment dans une salle minuscule. Des tortionnaires m'y attendent. Anton est un traître. Je suis sa femme. Je dois leur dire où il est. Mais je ne sais rien. Alors ils frappent, pincent, piquent, brûlent et meurtrissent mes chairs. Ma langue ne dit rien. Mon cerveau ne sait quoi divulguer. La torture s'éternise. Le temps est indéfinissable. Les douleurs sont si fortes que mon esprit s'échappe, inconscient.
Je me réveille en cellule. Puis ça recommence. Des lumières bleues. Jaunes. Des explosions. Des cris. Des fracas de vitres, des écroulements de pierres. De la fumée et des odeurs âcres. Des hurlements. Des sifflements de balles, des corps qui s'effondrent. Des bâtiments qui tombent. Des explosions. Des bruits, des bruits, des bruits. Partout autour de moi. Je me recroqueville dans un coin. Et j'attends.

La bataille fait rage. Les cris sont de moins en moins nombreux, stridents, mortels au fur et à mesure que les heures défilent. J'attends toujours, dormant le plus clair de mes jours. Les nuits, je regarde, comme je peux, le tout petit bout de ciel où Anton doit passer.

Et puis c'est le silence. Lourd, terrifiant. Plus un pas, plus un son, plus une seule détonation. La nuit, aucun avion ne sillonne le ciel. Aucune voix ne perce à travers la porte de ma geôle. J'espère. La paix est-elle revenue ?
J'attends.

Un jour. Puis deux. Puis trois. Au quatrième, je tente d'ouvrir ma cellule. Le pêne cède rapidement. Pourtant, je décide de rester. Et si un soldat était derrière, prêt à tirer ? Le lendemain, je glisse la tête à travers l'entrebâillement. Tout autour de moi, des cendres, des gravats, des corps morts, carbonisés, abandonnés. J'avance péniblement. Je bouche mes narines. L'odeur de la guerre est pestilentielle.

C'est alors qu'en levant les yeux, je le vois. L'avion qui décolle. Ses ailes grises sont marquées d'une multitude de petits signes imprimés. Il pique du nez. Je reconnais les petites mains. Nicolaï propulse vers le ciel son avion de papier.

Je souris. Je pleure. Anton a vu juste. C'est maintenant que tout peut enfin commencer.

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