Le brassard bleu

L'histoire commence comme un conte de fée. Amir joue au foot, comme chaque soir, sur la place du village avec ses copains. Il ne prête guère attention au touriste qui filme la partie, jusqu'à ce que celui-ci lui demande de le conduire chez ses parents.

L'affaire est vite conclue. Depuis qu'il est en fauteuil roulant, le père d'Amir ne peut plus exercer son métier de sherpa. Il ne peut compter désormais que sur le maigre salaire de Ram, son fils ainé, pour ramener un peu d'argent à la maison. Aussi s'empresse-t-il d'accepter la proposition de l'étranger. Amir partira la semaine suivante pour intégrer l'école de football de la grande équipe européenne.

Les débuts d'Amir au centre de formation sont difficiles. Loin des montagnes qui l'ont vu naitre, séparé de ses parents et de ses copains, il doit en plus se plier à la discipline quasi militaire de l'école mais il est prêt à tous les sacrifices pour devenir joueur professionnel. Il se donne à fond, aussi bien pendant les entraînements qu'en cours, car il sait que ses entraineurs ne lui pardonneront aucune faiblesse physique ou mentale.

Le conte de fée continue. A l'issue de ses trois années d'apprentissage, Amir devient le capitaine de l'équipe junior du club. Trois années encore et le voilà dans la sélection nationale, après avoir obtenu sa naturalisation en un temps record pour lui permettre de participer aux éliminatoires de la Coupe du monde.

Arrive le moment fatidique. Amir va effectuer le tir au but qui permettra peut-être à son équipe de remporter le prestigieux trophée. A l'occasion d'un gros plan sur le bras droit du joueur le plus talentueux de la planète football, deux milliards de téléspectateurs découvrent deux brassards, un bleu et un noir.

Amir s'est déjà expliqué sur le brassard noir qu'il porte depuis le début des éliminatoires. Alors que de nombreuses voix s'élevaient dans son pays d'adoption pour réclamer le boycott de la "Coupe de la honte" afin de ne pas cautionner une organisation ayant provoqué la mort de milliers de travailleurs immigrés, il avait trouvé ce moyen pour sensibiliser l'opinion publique internationale, sans pour autant empêcher son équipe de défendre ses chances dans la compétition mondiale. Il aurait pourtant eu une bonne raison de ne pas faire le déplacement car Ram, son grand frère, fait partie des dernières victimes du stade cimetière où se déroule la finale.

Par contre, c'est la première fois qu'Amir arbore un brassard bleu. Les commentateurs font aussitôt le rapprochement avec cette autre polémique qui entoure les superbes stades construits en plein désert. Fallait-il les climatiser, au risque de dérégler encore un peu plus le climat?

Amir se sent surtout concerné par une conséquence du réchauffement climatique, à savoir la fonte des glaciers qui entrainent la formation de lacs instables dans les hautes vallées de ses montagnes natales. C'est en partie grâce à son engagement que des financements internationaux ont pu être levés pour construire des canaux de délestage sur les lacs les plus dangereux.

Pour l'heure Amir a d'autre chose à penser. Il se concentre sur le tir qui peut amener la victoire à son équipe. Il pose le ballon sur le point de pénalty, recule de trois pas, en fait deux sur le côté, prend son élan et frappe du plat du pied...

C'est à cet instant précis que cède le barrage formé par les sédiments du lac glaciaire en amont de son village.