Le Bigoudi

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La porte de l'ascenseur s'ouvre dans un grincement suspect. Oh, le joli petit couple du sixième. Elle – Coralie ? Rosalie ? Impossible de se souvenir de son nom – la salue dans un sourire. Léonard – lui, c'est facile, c'est comme son grand-oncle – s'écarte avec un empressement un peu trop marqué. Oh, ça va, elle ne prend pas tellement de place non plus, n'exagérons rien. Elle se glisse dans la cabine, sourit, défroisse nerveusement le devant de sa gabardine pourtant parfaitement repassée. Ce n'est pas contre eux, mais le mercredi, elle n'a jamais trop envie de parler. Amélie s'éclaircit pourtant la gorge après un étage :
— Hum, madame Lefranc ?
Elle lève la tête vers elle. Quoi, encore ?
— Madame Lefranc, je suis désolée, mais vous allez sortir dans la rue là ?
Juste ciel... Pomponnée comme elle l'est, elle croit vraiment qu'elle descend juste à la poubelle ?
— Mais oui, ma petite. Vous avez besoin de quelque chose ?
— Non, madame Lefranc, c'est que...
Émilie rosit. Elle veut lui parler, mais semble affreusement gênée : elle regarde son mari, qui se lance. Lui est bien bâti et toujours parfaitement peigné, on voit bien que ce n'est pas le genre à se nourrir de jus de navet comme beaucoup de jeunes qu'elle voit à la télé.
— Madame Lefranc, pardonnez, je vous prie, la liberté que nous allons prendre, mais...
— Oui, mais quoi ? Lancez-vous mon petit !
— Heu, c'est que vous avez gardé votre bigoudi sur la tête. Voilà.
Le petit couple du sixième s'absorbe dans la contemplation du sol craquelé de l'ascenseur comme si l'on pouvait y trouver la solution au mystère du Big Bang.
Son bigoudi ?
Elle porte la main à sa tête. Mais oui, bien sûr. Son bigoudi. Le gros, le vert, celui à scratch qu'elle utilise pour sa mise en plis depuis dix ans. Flûte. Comment a-t-elle pu l'oublier ? Elle s'est pourtant regardée dans la glace avant de sortir. Elle jurerait qu'il n'y était pas. On va encore dire qu'elle perd la boule.
— Oh, ce bigoudi !
Elle renverse légèrement la tête en arrière dans ce mouvement bravache que Georges aimait tant, mais est immédiatement rappelée à l'ordre par ses cervicales. Aïe.
— Mais oui, bien sûr, j'ai gardé mon bigoudi ! Vous allez rire : c'est un pari que j'ai fait avec ma petite fille. Vous savez, les enfants d'aujourd'hui, plus rien ne les intéresse, c'est terrible. Elle me regarde toujours avec un œil de sole meunière. Je sais qu'elle attend juste que j'en aie fini pour se replonger dans son téléphone !
Amélie glisse furtivement son iPhone 12 dans sa poche. Madame Lefranc lui fait penser à sa prof de latin de quatrième, celle qui avait eu un cancer de la gorge et parlait comme une vieille râpe à fromage rouillée. Tout le monde avait peur d'elle et de son physique de phasme, osseuse, un peu bossue, penchant nettement d'un côté. Sa voisine ne lui ressemble absolument pas, mais elle dégage cette même impression d'étrangeté, comme si elle n'appartenait pas complètement à ce monde. Une créature dépêchée parmi les vivants, mais avec un pied dans une dimension parallèle, comme une silhouette aperçue au gré du mouvement des essuie-glaces un soir d'orage.
— Donc, pour distraire Anna-Lise, ma petite-fille, j'ai fait un stupide pari : elle devait me confier son portable durant trois jours si je gagnais, et moi, eh bien, je devais sortir avec mon bigoudi sur la tête. Vous l'aurez compris : j'ai perdu.
Du coin de l'œil, coincée contre la vieille moquette marron qui recouvre les parois de l'ascenseur, elle observe son public.
Les a-t-elle eus ?
Le couple échange un regard gêné, sourit avec une bienveillance gauche.
Elle ne les a pas eus, mais ils vont choisir la voie de l'évitement. Évidemment. Quel adorable petit ménage ! Tous les trois rient de bon cœur.
— Cela dit, vous savez quoi ? Anna-Lise n'est pas là n'est-ce pas ? Alors, au diable les paris perdus et les bigoudis ridicules. Un bigoudi, franchement !
Elle tire sur le rouleau, brutalement d'abord, puis plus doucement lorsqu'elle se rend compte que la mèche est bien accrochée. Elle s'agite dans le petit ascenseur, donne des coups de coude à la jeune femme sans s'en rendre compte. Son sac la gêne dans ses mouvements. Ce satané rouleau est emmêlé. Prise de panique, elle tente de se raisonner. Non. Non. Pas maintenant. Elle sent la transpiration le long de sa colonne vertébrale. Elle voit le visage de son gentil voisin beaucoup trop près, ses yeux soudain trop ronds, trop bleus, son nez étonnamment grand. Éloigne-toi. S'il te plaît. Les crises surgissent toujours quand elle ne s'y attend pas, et l'expérience, la volonté, Dieu, les fleurs de Bach, la méditation, l'hypnose, n'y font rien. Le whisky a pu aider, autrefois, mais ce n'était évidemment pas une solution pérenne et elle a dû y renoncer. Encore et toujours, elle reste ce petit fétu de paille embarqué sur le torrent grondant de sa vie, ballotée, malmenée, projetée sur les cailloux, laissée pour morte, échouée sur le rivage, merveilleusement flottante et légère aussi, parfois, souvent même, reconnaissons-le. Son existence a toujours été un grand huit. Elle est habituée, mais si lasse. Tout allait bien, et il a fallu qu'un maudit bigoudi s'en mêle, Seigneur, pourquoi ?
Soudain, l'ascenseur s'immobilise dans une sorte de régurgitation métallique. Rez-de-chaussée.
— Comment pouvons-nous vous aider, madame Lefranc ? lui demande Justine dans un sourire si doux – Justine ! Ça lui est revenu.
— Pas du tout, pas du tout, tout va bien, parvient-elle à vocaliser un peu trop gaiment. Filez ! Bonne journée mes enfants !
Le couple s'éloigne dans le hall, vaguement hésitant, sort dans la rue.
Célina Lefranc laisse les portes de l'ascenseur se refermer devant elle. Ses oreilles bourdonnent, ses mains picotent, elle est passée de l'autre côté, cet espace aquatique qu'elle connait si bien. Il faut juste se laisser porter par la vague, attendre le reflux. Elle réappuie lentement sur le bouton du cinquième étage. Le bigoudi tombé de côté le long de son front la gratte. Elle ira au cimetière demain. Rien de grave.

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