Le Big Mac de Proust

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C'est mon dernier été dans la vallée. Les températures ont encore grimpé. L'eau monte et notre maison sera bientôt une pataugeoire. Les mots que mon voisin avait inscrits en rouge sur un de ses murs résonnent différemment aujourd'hui ; je ne crois pas au réchauffement climatique. Comme beaucoup d'autres, on s'est lassés d'écoper, d'être sidérés, de pleurer et de surélever nos meubles. On a décidé de partir. Ma famille a toujours vécu ici. Alors, puisqu'il est temps de s'enfuir, puisque c'est la première fois d'une dernière fois, je profite de l'occasion pour me rendre dans un lieu qui n'a cessé de titiller si agréablement ma mémoire. De ces picotements intérieurs qui ravivent. Contre toute attente, je vais au McDo de la vallée. Ou plutôt, je vais au seul McDo de la vallée. Comme la plupart des autres commerces, c'est le dernier jour d'ouverture. Tous les jeunes de la vallée aimaient s'y retrouver pour taper quelques frites ou une glace. Le week-end, ça fermait très tard parce qu'il y avait un accord avec la discothèque du coin. Pour ma part, on y allait en famille depuis que j'étais tout petit.
C'était la récompense.
T'as bien travaillé à l'école ? On va chez McDo. T'as bien rangé ta chambre ? On va chez McDo. Tu as été sage chez papy et mamie ? On va chez McDo. J'y ai fêté des anniversaires et j'ai même fini par y bosser tout un été pour me payer des vacances avec des copains. Contre toute attente, je garde un chouette souvenir de cette expérience ; j'étais crevé, je me brûlais, je piétinais des kilomètres en cuisine, je répétais les mêmes tâches pire qu'un robot avec le manager sur le dos, mais lorsque mon service prenait fin, j'avais le droit de prendre ce que je voulais pour rentrer. Et je choisissais toujours la même chose ; un Big Mac. Mon sandwich préféré depuis qu'on m'avait autorisé à en manger. Je le voulais depuis que j'avais vu la publicité à la télévision. Là, sous un tapis d'étoiles sans nuages, ou au crépuscule, épuisé, sale, avec les fringues bonnes pour une machine, je replongeais, à chaque bouchée, dans ces moments où dans la voiture mes parents me murmuraient : « on va chez McDo ». Juste avant d'insérer la clé dans le contact. J'avais cette impression que tout était possible. Surtout le meilleur. Je trouvais ça idiot, et grisant à la fois.
C'était la récompense.
C'est aussi là-bas que je suis tombé amoureux pour la première fois. Léonor. Une fille du coin que je ne vois plus depuis un moment. Que je ne reverrais sans doute jamais. Elle était beaucoup venue avec ses amis quand j'y travaillais. J'ai appris son prénom quand l'un d'eux l'a appelé en gueulant dans la salle. J'égarais mon attention sur elle, ses traits fins, ses cheveux ondulés et ce sourire si certain qu'elle ne cessait d'arborer. Je la regardais en me faisant la réflexion que c'était quelqu'un d'heureux, de véritablement heureux et que je voulais lui ressembler. Je crois qu'elle ne prenait pas de Big Mac. Lorsqu'elle passait en caisse, je ne pouvais m'empêcher d'enchaîner les bévues ; un shoot de sauce mal placé ou du poisson à la place de la viande. Les Big Mac de ces jours-là étaient encore plus savoureux. Et les brimades du manager plus salées aussi. Peut-être que je me rends là-bas plus pour essayer de l'apercevoir que pour manger mon sandwich.
Peut-être.
En chemin, j'aperçois des retraités qui étalent leurs affaires pour un énième vide grenier sur des tréteaux de fortune. Tout le monde sait, à commencer par eux, que personne ne viendra rien acheter alors pourquoi s'acharner ? Il est trop tard. Il a fallu qu'on ait les pieds trempés pour qu'on comprenne enfin qu'il était en train de se passer un truc grave. Les sécheresses, les forêts qui brûlent, les récoltes anéanties, ce n'était pas suffisant. Tout a continué. Comme si de rien n'était. Comme si rien n'était vraiment. Ici aussi, on a cru que rien n'allait vraiment bouger. On s'est juste dit qu'on voyait moins d'abeilles. Et qu'il faisait chaud de plus en plus tôt. On n'avait absolument pas compris qu'on incarnait les vestiges d'un monde qui n'existait déjà plus. Beaucoup de gens d'ici sont partis pour éviter d'entendre la sentence de l'évacuation. Mais il restera bien quelques irréductibles, des gens qui resteront jusqu'à boire la dernière tasse, tout simplement parce qu'ils ont toujours vécu dans la vallée et qu'ils n'ont pas d'autre endroit où aller. Alors, autant finir ici. Littéralement.
Pour ma génération, le choc est moins brutal. C'était attendu, prévisible, parfois presque espéré. Depuis qu'on est venus au monde, les adultes n'ont cessé de se répéter qu'on serait les sacrifiés. Ceux à qui ils laisseraient un vaste foutoir. Pourtant, ils ont continué, sans oublier de nous apprendre à « profiter de la vie » comme eux, à se dire qu'on ne vit qu'une fois et puis que de toute façon, foutu pour foutu, autant ne pas faire les choses à moitié. Souvent, je me dis que ce sont pourtant eux les adultes dans cette histoire. Aujourd'hui, ils s'agitent pire que des poulets sans tête, frustrés de ne pas avoir anticipé, de ne plus avoir suffisamment de temps. J'aimerais taguer en rouge sur leurs murs qu'ils savaient, qu'ils avaient pourtant bien été prévenus et qu'ils ont préféré ne rien faire. Qu'ils ont fait le choix de nous laisser tomber.
Je pensais arriver devant un fast food vide de gens et de véhicules. Sauf qu'il y a une queue pas possible pour ce dernier jour. À croire que toute la vallée s'est donné rendez-vous. Je reconnais bon nombre d'habitués ; ceux qui m'impressionnaient par leur capacité à venir tous les jours et à ne pas avoir l'air d'avoir pris un gramme. Ou aussi les anciens, qui se pointaient exactement à la même heure pour prendre exactement la même chose. Surprenant, mais même dans ce genre d'endroit, là où tout va tellement trop vite, quelques liens finissent toujours par se tisser. On finit par s'apprécier, parler de tout et de rien. Les sourires se déballent. Des gens qui se connaissaient sans se connaître et
qui aimaient ça. Après une attente interminable, vient enfin mon tour de commander. La réponse est lapidaire et désolée ; il n'y en a plus.
Il n'y aura pas d'autre moment Big Mac. C'est terminé. Aussi sûrement que mon histoire dans la vallée. Ça donne à tous ceux que j'ai mangés une tout autre substance. Je souris malgré moi et m'éloigne sans vraiment savoir où aller puisque je ne m'attendais absolument pas à rentrer bredouille. Je quitte la salle lentement, en traînant presque les pieds, habité par un caprice malvenu, une envie de rien d'autre. Et sur le parking, contre toute attente, j'aperçois Léonor, assise sur une des tables de l'extérieur. Seule avec sa commande à emporter. C'est maintenant ou jamais pour je ne sais pas quoi. Je m'approche timidement, le corps brassé par le stress et la première chose que je lui déballe, c'est qu'il n'y a plus de Big Mac et que je trouve ça vraiment injuste. Elle me répond qu'elle le sait, puisqu'on lui a précisé qu'elle avait commandé le dernier et elle me propose de partager tout en me montrant le sachet. Je lui demande si elle est sûre, alors elle m'invite à m'asseoir à côté d'elle. Les pieds sur le banc, comme des rebelles. Elle déchire le Big Mac avec ses doigts, et je n'ai d'yeux que pour ses mouvements. Sa façon d'habiter aussi magnifiquement l'espace. Je récupère ma moitié en murmurant presque, le corps vibrant de cette proximité aussi inattendue qu'espérée. Léonor me considère, et m'avoue que je lui évoque quelque chose. Je lui réponds qu'elle aussi avant de croquer un bout tout en regardant le ciel sur lequel la nuit est prête à fondre. Je redeviens alors ce gamin à qui on a décidé de faire plaisir. Ce jeune homme encore pétri d'amour, qui rentrait chez lui épuisé, mais le cœur et le corps pleins à craquer d'enthousiasme. Aujourd'hui, je ressemble à Léonor, et je la remercie pour ça.
C'est bien mon dernier été ici, et je l'apprécierai jusqu'au dernier instant.

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