L'Avenir

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  • Notre Terre
  • Science-Fiction
Comment tout cela a-t-il commencé ? Les rivages de la mémoire sont flous, les contours confus, érodés par ces jours coupants et ces grains de silice charriés par la violence des éléments qui ont, eux aussi à leur manière, refaçonné notre terre. Pourtant certains souvenirs émergent de la brume avec une netteté stupéfiante.

Dix ans, jour pour jour. Je m'étais arrêté là. Aux confins de nulle part, mais au centre de partout. Dans cette ville où convergeaient des odeurs et sensations multiples. Le sel de la mer, l'aigre brûlure du désert, la doucereuse pourriture de la jungle presque disparue, la solitude éthérée des grandes plaines dorées, les vestiges désespérés des calottes glaciaires.
J'avais su. Qu'il était temps de me dépouiller de mon existence d'avant. Celle passée à chercher une solution pour que subsiste cette humanité qui ne méritait rien.
Dès mon enfance, j'avais été désigné comme arpenteur, parce qu'identifié par les sages comme différent. Jusqu'alors, mes pas m'avaient conduit de pays en pays, de continent en continent, d'île en île, d'espoirs en désespérances, de joies en désillusions. Parce que les jeux étaient faits.
Quand les hommes s'étaient tournés vers les étoiles, il était de toute façon déjà trop tard. Les exoplanètes potentiellement habitables les avaient avalés, broyés, recrachés, comme des magmas de pauvres cloportes qu'ils étaient aux yeux de l'infini. Les convois migratoires s'étaient volatilisés dans le vide intégral ou alors les colonies n'avaient pas survécu. Il avait donc fallu se replier sur ce qui nous restait, cette Terre mise à mal que les générations précédentes n'avaient pas su écouter et qui ne nous percevait plus que comme des parasites. Avec peu de résultats probants, il fallait se l'avouer.
Dix ans déjà ! Le soleil brûlait l'azur quand j'avais franchi les remparts de cette cité claquemurée, repliée sur sa peur. Les dernières tornades mixées de pluies acides avaient imprimé leurs stries profondes sur les épais murs ocre. Comme des griffures synonymes d'avertissements et de menaces futures. Une citadelle sans charme, aux ruelles étroites et taillées à angle droit pour mieux couper les rafales meurtrières. Pourtant, quelque chose m'avait attiré au cœur de cette médina qui ne voulait pas dire son nom. Une sorte de plénitude au milieu de l'aride. Une fraîcheur nouvelle, inconnue, qui avait coulé sur mes épaules, plus fort qu'un baume cicatrisant après l'une de ces tempêtes qui vous labouraient la peau. À cet instant précis, j'avais compris la fin de mon errance.
Je m'étais perdu dans ce dédale, me frottant à la chaux blanche des maisons basses. Avant de me figer devant sa porte.
J'avais su que j'étais au bon endroit. Le bruit sourd du heurtoir sur le bois incrusté de fer. Il m'avait ouvert. Immense, barbu, le cheveu noir et dru. Il aurait dû imposer la crainte, il n'évoquait que la douceur et la compréhension. Je ne l'avais jamais vu, pourtant lui semblait me connaître. Peut-être parce que je faisais partie des élus sans le savoir encore.
Sans rien dire, il m'avait fait signe d'entrer puis de le suivre dans le sous-sol où il avait installé son atelier. Ses paroles résonnent encore en moi. Comment avait-il deviné ?
— Montrez-moi la marque.
J'avais ôté mes hardes pour dégager mon dos. La tache de naissance était là, bien visible, imposante. Elle avait grandi avec moi, presque insignifiante au départ pour croître en cette forme. Un trou de serrure, un verrou ou une porte selon la symbolique qu'on voulait bien y rattacher. Cette même macule, je l'avais rencontrée une fois durant mon existence. Sur la peau sombre d'Alma, arpenteuse comme moi, différente elle aussi. L'attirance avait été immédiate, brutale, réciproque. Sa peau dont mes propres pores s'étaient imprégnés, que j'avais respirée jusqu'à l'ivresse absolue, que j'avais aimée avec déraison. Jusqu'à ce que la vie et cette tornade trop soudaine m'en séparent.
— Allongez-vous sur le ventre.
Je n'avais rien dit. Ni acquiescement, ni protestation. Je m'étais juste exécuté. L'éponge m'avait débarrassé de la crasse du voyage alors que l'eau fangeuse s'écoulait sur le sol dans de maigres rus qui disparaissaient par une grille dans le sol. Puis, je l'avais vu préparer son matériel, choisir les couleurs. Quand les premières piqûres avaient réveillé mon derme, j'avais senti l'encre irriguer mon corps, se mêler aux flux des veines, coloniser les cellules nerveuses et remonter jusqu'à mon cerveau pour me préparer au reste. La séance avait duré deux bonnes heures. À la fin, l'homme m'avait présenté un grand miroir sale. En tournant la tête, j'avais regardé le rameau vert tendre issu de la tache qui se perdait vers mon rein droit. Il me semblait étrangement vivant.
— Il faudra revenir. Le mois prochain.

Je suis revenu. Trente jours plus tard. Et les mois d'après aussi. Thèbris – j'ai fini par connaître son nom – le tatoueur, a poursuivi son œuvre, transformant mon corps, séance après séance, en une friche nouvelle où s'épanouissaient désormais des pousses, des rameaux, nés de pigments aux dominantes blanc et vert. Le souvenir d'Alma me hantait toujours, mais devenait plus doux au fur et à mesure que le dessin s'agrandissait, comme si elle faisait peu à peu partie intégrante de mon être.
Les jours, les semaines, les années sont passés. Je mettais mes connaissances au service de cette communauté toujours plus efflanquée à force de subir. Et je me sentais devenir autre alors qu'à chaque coup de boutoir, le vieux monde continuait de s'effriter.

Mais le passé n'est qu'une empreinte futile qui s'efface sous les risées d'un vent frondeur. Il ne sert qu'à nous conduire à l'instant présent.
Le tatouage vit désormais seul, colonisant mes cuisses, mes épaules, mon crâne nu. Il se prolonge en bourgeons qui éclatent de toutes parts et à travers ses rhizomes qui s'enroulent autour de mes viscères et de mes poumons.
La première fleur vient de s'ouvrir lors de l'annonce de l'ultime tempête. Celle qui achèvera le travail.
Le moment est venu. Je ne le redoute pas. Je ne l'appelle pas non plus. C'est simplement ainsi que les choses doivent être.

Les portes de la cité se sont ouvertes pour me laisser passer. Elles ne résisteront plus. Je m'en éloigne. Une centaine de mètres. Je m'assois là sur cette terre craquelée, chaude, en tailleur face à la monstrueuse boursouflure qui se lève à l'horizon, soulevant déjà avec elle ses légions de poussières et ses démons hurlants. Les premières rafales giflent mon visage. D'autres fleurs apparaissent, rouges comme le dernier sang qui m'abandonne. Le bouquet éclos dans ma main.
Et il y a autre chose.
Mon ancienne enveloppe se fane dans mon dernier et diaphane sourire.
Ma peau se crève dans des tourments délicieux.
L'encre se fait ancre.
La peur est absente.
Je prends racine, dans ce sol sec et pierreux où je ne romprai pas.
Comprenant à cet instant précis ce que je suis réellement, en osmose avec les autres élus, mes semblables, mes sœurs et frères. Et avec l'ombre d'Alma.
L'Avenir.

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