Lau Déracinée

« Je ne peux pas raconter d'où je viens, j'ai tout oublié. »
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié. On m'a tout arraché. Petit à petit. Jour après jour. À coups de silence, de peur, de balles perdues et de discours creux.
Je me souviens seulement que je suis né quelque part, sous un soleil brûlant et un ciel qu'on disait bleu d'espérance. Mais ce ciel-là est devenu gris de cendres, assombri par des pneus brûlés, des promesses mortes, et des regards sans lumière.
Je suis née en à Haïti.
Mais aujourd'hui, je ne sais plus ce que cela veut dire.
Je cherche d'où je viens et je ne trouve qu'un pays à genoux, un peuple qui marche sans direction, des enfants qui jouent avec les cendres de leurs écoles brûlées.
J'écoute les cris de la terre et je n'y entends plus de chansons, plus de tambours, plus de récits de liberté.
Juste le silence... ou le chaos.
On dit qu'un peuple sans mémoire est un peuple perdu. Et nous, on est en train de se perdre.
On a oublié Toussaint.
On a oublié Dessalines.
On a oublié Catherine Flon et Charlemagne Péralte.
On les a transformés en noms de rues sales, en statues que personne ne regarde, en dates de calendrier que même les écoles ne respectent plus.
On a oublié ce que c'est que de marcher la tête haute.
Je ne peux pas raconter d'où je viens parce que ma mémoire est pleine de trous. Des trous comme les routes de Port-au-Prince. Des trous dans lesquels tombent les rêves, les promesses, les enfants et l'avenir.
J'ai grandi au milieu du vacarme des armes.
J'ai appris à courir plus vite que les rafales.
À reconnaître les sirènes avant même les chansons.
J'ai vu des mères supplier pour un sac de riz.
J'ai vu des jeunes se perdre dans des gangs, faute d'horizon.
J'ai vu des pères quitter le pays sans jamais retourner, parce que même la misère ailleurs leur semblait plus douce que celle d'ici.
Et dans ce fracas, moi aussi j'ai commencé à oublier.
J'ai oublié le goût du pain chaud le matin, vendu par une vieille dame qui me disait toujours « Bonjou pitit mwen ».
J'ai oublié le rire pur des fêtes patronales, les danses sous les arbres, les prières qui montaient dans la nuit comme des lucioles.
J'ai oublié le créole qui chantait. Aujourd'hui, il crie. Il crie la faim, la peur, la fatigue.
Alors je me demande : comment raconter d'où je viens, quand mon pays lui-même ne sait plus qui il est ?
Quand on vend nos terres comme on vend des cabrits ?
Quand nos chants se perdent dans les rafales ?
Quand nos écoles ferment et que nos enfants ne savent plus lire leur propre histoire ?
Mais malgré l'oubli, malgré la honte, malgré la fatigue... il me reste une chose : La douleur.
Et dans cette douleur, une vérité nue, brute :
Je suis fils d'Haïti.
Même si je ne peux plus raconter d'où je viens, je porte encore en moi les blessures de ce sol.
Et peut-être que c'est ça, se souvenir : ressentir ce qui saigne encore.
Je me tiens debout sur les ruines de mon enfance, et j'essaie de reconstruire, un mot après l'autre, une mémoire qui ne ment pas.
Je cherche dans les yeux de mes frères un reflet, un éclat, une étincelle. Quelque chose qui dirait : « Nou te yon pèp. Nou ka tounen pèp ankò. »
Je sais que beaucoup ont déjà fui, corps ou âme.
Mais moi, je veux rester.
Je veux croire qu'un jour, raconter Haïti ne sera plus un cri, mais une fierté.
Je veux croire qu'on peut recoudre notre mémoire, fil après fil, comme on recoud un drapeau déchiré.
Je veux croire que les enfants de demain diront : « Nou te pèdi, men nou jwenn tèt nou. »
« Nous étions perdus, mais nous nous sommes retrouvés. »
En attendant, je cherche encore.
Dans les chansons oubliées.
Dans les mains calleuses de ma grand-mère.
Dans les silences têtus des hommes qui espèrent sans le dire.
Je cherche d'où je viens.
Et peut-être, à force de chercher, je retrouverai ce que j'ai oublié.
Peut-être qu'un jour, raconter d'où je viens sera aussi simple que respirer.
Mais pour l'instant, je ne peux pas.
Je ne peux pas raconter d'où je viens.
J'ai tout oublié.
Ou plutôt, on m'a tout pris.
Et c'est pour cela que j'écris.
 
 
 
 
 
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