Toute histoire commence un jour, quelque part.
« Suivant ! »
Lara se leva lentement et se dirigea vers la pièce où avait lieu l'entretient. Une femme d'âge mûr était assise derrière un bureau et flanquée de deux hommes en costume.
« Bonjour, fit-elle, vous êtes mademoiselle Mokhov ?
-Oui, répondit Lara, timidement.
-Nous avons grandement apprécié votre démonstration d'hier. Espérons que vous nous ferez la même impression aujourd'hui ! Asseyez-vous, je vous en prie. »
Quarante minutes plus tard, Lara ressortait dans la chaleur étouffante de ce mois de juin. Elle était satisfaite, l'entretient s'était plutôt bien déroulé. Elle avait su faire montre de sa motivation et de son sérieux. Rarement avait-elle désiré un emploi autant que celui-ci. Se produire dans un hôtel à Las Vegas, dans le plus grand show de la ville, voire du pays ! Le rêve ! On lui avait promis de la rappeler deux jours plus tard. Pour lui annoncer la nouvelle. Que celle-ci soit bonne ou mauvaise, Lara n'avait qu'une hâte : savoir.
« A Lara !
-A Lara ! »
Ils levèrent tous leurs verres puis se mirent à chanter allègrement. Sous l'effet de l'alcool et de la bonne humeur ambiante, Lara ne pouvait s'empêcher de rire. Elle sentit soudain que quelqu'un la prenait par la main et l'entraînait à l'écart de son groupe d'amis tous plus éméchés les uns que les autres. Un instant plus tard, elle se retrouva sur la terrasse du bar avec Vittorio. Le regard du jeune homme était brillant. Il brillait de joie.
« Vous n'avez pas l'impression d'en faire un petit peu trop ? s'esclaffa Lara.
-Trop ? Lara, tu viens d'obtenir le job de tes rêves ! Il y a largement de quoi célébrer, non ?
-Oui...
-Qu'est-ce qu'il y a ? » s'inquiéta Vittorio.
Soudain, la jeune femme eut l'air grave.
« Et si je n'étais pas à la hauteur ?
-Lara...
-Tu sais mieux que personne tout ce que j'ai dû sacrifier pour en arriver là... Et si tout ça avait été inutile ? Je ne pourrai plus jamais regarder mes parents en face.
-Lara ! »
Vittorio s'approcha et posa délicatement ses mains sur les épaules nues de la jeune femme.
« Ta famille sera fière de toi.
-Mes parents ont traversé le monde entier en quête d'un asile, Vittorio. Quitter la Russie où ils étaient opprimés pour venir tenter leur chance en France, où ils se sont fait traiter comme des moins que rien, voilà une preuve de courage. En quoi est-ce qu'ils seraient fiers de moi ? »
Vittorio eut un léger rire. Un instant, Lara oublia toutes ses préoccupations. Vittorio était si beau. Elle trouvait chaque parcelle de son être absolument magnifique, à cet instant plus qu'à aucun autre. Son sourire éclatant, son regard gris et pénétrant, les fossettes qui se creusaient sur ses joues chaque fois qu'il riait, le grain de sa peau.
« En quoi est-ce qu'ils seraient fiers de toi ? reprit-il avec son fort accent italien. Tu es sublime. Tu es douée. Et tu viens de réaliser ton rêve. Et ne fais pas cette moue-là !
-Quelle moue ?
-Celle qui dit « je t'écoute, mais de toute façon je n'en crois pas un mot ».
-Si, je te crois, fit-elle en s'approchant encore de lui, sauf sur un point.
-Lequel ?
-Mon rêve c'est pas Vegas. C'est toi. »
Vittorio s'esclaffa doucement puis l'embrassa.
« Mais non, tu es parfaite ! Arrête de t'inquiéter pour des détails !
-C'est pas des détails ! Et c'est facile à dire, pour toi ! »
Lara était exaspérée. Elle se préparait pour son premier jour de répétitions avec toute l'équipe du spectacle, tandis que Vittorio était tranquillement en train de s'éveiller, encore bien au chaud sous les draps.
« Lara, je suis sérieux, tu es parfaite. Y a vraiment pas de quoi s'inquiéter. »
Parfaite ? Elle en doutait fort. Et pourtant, c'est ce qu'elle voulait être pour son premier jour. Parfaite. Irréprochable. Elle voulait leur en mettre plein la vue dès le début. Elle faisait face à son reflet dans la glace, tout en se demandant si la couleur orange lui allait si bien qu'elle le pensait. Ses cheveux châtain foncé coupés courts, à la garçonne, avec une frange en diagonale, mettaient en avant la beauté de son visage, de ses yeux bruns. Visage, ok. Mais le reste ? Son chemisier était trop large.
« Lara, cesse de te tourmenter ! répéta Vittorio. Tu es très bien comme tu es. »
« Très bien, je sais que vous avez tous fait une bonne impression aux juges, sinon vous ne seriez pas ici. Mais les juges ne sont pas là, et ici c'est moi qui commande. Alors vous allez tous me montrer l'enchaînement que vous aviez préparé pour eux. »
Tous les artistes se mirent à protester en choeur.
« On ne savait pas qu'il fallait préparer quelque chose !
-J'ai oublié l'enchaînement !
-On a passé les auditions, alors pourquoi encore un test ?
-Silence ! »
Marie Pagné, la chorégraphe en chef, semblait s'impatienter.
« Le prochain que j'entends râler peut prendre ses affaires et s'en aller, est-ce que c'est clair ? Si vous avez travaillé votre enchaînement comme il faut pour les auditions, vous êtes normalement capables de le refaire. Et ce n'est pas un test, c'est juste un moyen pour moi de voir ce que je vais me coltiner dans les semaines à venir. Et si vous n'êtes pas motivés... alors vous n'avez rien à faire à Las Vegas, jeunes gens. »
Marie était un femme élancée d'une cinquantaine d'année. Elle avait de longs cheveux blonds et elle avait gardé sa taille de gymnaste. Son visage, en revanche, était marqué par l'âge et l'abus de cigarettes.
Lara sourit intérieurement. Elle connaissait son enchaînement par cœur et le maîtrisait de bout en bout. Cela allait vraisemblablement lui donner un avantage certain sur les autres, qui avaient presque tous l'air désespéré. Du coin de l'oeil, elle aperçut un grand blond plutôt séduisant et qui avait l'air tout à fait sûr de lui. Leurs regards se croisèrent et il lui adressa un sourire confiant, mais elle se contenta de lui répondre par un froncement de sourcils. Elle allait devoir se méfier de la compétition.
« Vous savez, les gens viennent au spectacle pour la danse, la musique, les clowns et la magie. Mais ce qu'ils préfèrent, ce qui les fascine le plus, ce sont les acrobates et les contorsionnistes. »
Quelqu'un dans l'assistance lança :
« Moi je pense qu'ils préfèrent la magie...
-La magie, reprit Marie, tout le monde sait que c'est du toc ! Les chanteurs et les musiciens font du play-back et les danseurs font la même chose que vous, en bien moins compliqué. Les danseuses ne sont là que pour exposer leurs seins et leurs fesses dans des vêtements clinquants aux couleurs criardes et aux plumes et paillettes ringardes. Quant aux clowns, je n'en parle même pas. »
Quelques personnes s'esclaffèrent. Lara jugea cette bonne dame bien fermée d'esprit mais ne pipa mot.
« Mais vous, au contraire, vous fournissez une performance physique, éprouvante, dangereuse même, tout en en faisant un spectacle esthétiquement irréprochable. C'est du moins le but que nous allons essayer d'atteindre ensemble. A présent, je vais vous appelez par ordre alphabétique et vous allez tous et toutes vous présenter rapidement puis nous montrer votre enchaînement. On commence avec Megan Adams ! »
Une jeune fille s'avança mais Lara n'y paya que très peu d'attention. Elle devait rester concentrée. Ne pas se laisser impressionner par tous ces regards posés sur elle. Elle eut l'impression que la prestation de Megan ne dura que quelques secondes. Déjà, Marie Pagné reprenait sa liste en appelant la prochaine personne.
« Daniel Andrews ! »
Le grand blond s'avança. La tête haute, il répéta son nom et ajouta :
« J'ai vingt-six ans et je suis américain. De New York. »
Lara aurait voulu cesser de le regarder tandis qu'il débutait son enchaînement, mais elle en était incapable. Elle n'avait d'yeux que pour sa crinière blonde et ses magnifiques yeux verts. Le jeune homme se mouvait avec grâce. Son corps était d'une perfection sidérante, extrêmement bien proportionné, mince et puissant à la fois. Lara était comme hypnotisée. Il était aussi beau et gracieux qu'un ange. Mais il n'était pas seulement magnifique : il était terriblement doué. A la fin de son enchaînement, tout le monde se mit à applaudir frénétiquement, y compris Marie. Lara était terrifiée. Elle espérait ardemment que les autres n'auraient pas le même niveau, car elle ne faisait clairement pas le poids.
Lorsque la pièce se fut vidée de moitié, ce fut enfin son tour.
« Lara Mokhov ?
-Oui, fit-elle en s'avançant, c'est moi. Bonjour.
-Quel âge avez-vous, Lara, et d'où venez-vous ?
-J'ai vingt-cinq ans et je viens de Paris.
-Paris ? Mokhov, ça ne fait pas très parisien... fit Marie en riant doucement.
-Mes parents viennent de Russie.
-Ah. Bien, vous pouvez commencer. C'est quand vous voulez, mademoiselle. »
Lara se lança. Durant les deux minutes qui suivirent, elle ne vit plus rien autour d'elle. Elle n'entendait plus rien d'autre que le bruit de sa respiration et les battements de son cœur, qui lui donnaient un rythme à suivre. Elle était dans son élément. Rien ne pouvait la contrarier lorsqu'elle se mouvait sur scène, usant de son corps svelte comme d'un outil fait pour séduire et émouvoir. Lorsqu'elle eut fini, elle ouvrit les yeux et fit face à Marie. Elle eut droit à des applaudissements enthousiastes, et à quelques sifflets admirateurs.
« Merci, Lara. » fit Marie avec un léger sourire.
Lara poussa un profond soupir de soulagement et alla s'asseoir sur un banc dans un coin de la salle. Elle arrivait à peine à croire que c'était déjà passé. Cette épreuve s'était avérée bien plus stressante que les auditions elles-même. Déjà, Marie appelait la personne suivante.
« Zia Nuri-Dadashi ! »
Lara s'adossa en soupirant, et laissa retomber la pression. Ses membres étaient tendus.
« Détends-toi, se dit-elle, le pire est passé. »
Elle se concentra sur la scène qui se déroulait sous ses yeux et retint à grand peine un hoquet de terreur. La gymnaste la plus magnifique qu'elle eût jamais vue était occupée à se mouvoir au milieu de la pièce. Elle était sublime. Ses longs cheveux et ses yeux noirs lui donnaient un air sombre et irrésistible. Elle avait un côté à la fois sauvage et glamour, et Lara remarqua un grain de beauté sur sa joue gauche, près de ses lèvres sensuelles. Lara ne paya aucune attention à l'enchaînement de la jeune femme. Et elle n'était pas la seule. Du coin de l'oeil, elle voyait les regards appréciateurs des membres de l'assistance, qui n'avaient d'yeux que pour la plastique irréprochable de la belle inconnue. Elle aperçut deux garçons qui se donnaient des coups de coudes frénétiques, en souriant avec des airs de gamins surexcités. Lara était exaspérée. Elle ne pouvait en supporter d'avantage. Elle se leva brusquement, sans la moindre envie de voir la fin de la prestation en cours. Elle se dirigea vers la sortie. Dans l'embrasure de la porte, elle bouscula quelqu'un. Elle leva les yeux en s'excusant vaguement. C'était le jeune homme blond aux allures d'ange. Il n'eut pas un regard pour elle. Il était trop occupé à embrasser des yeux les moindres mouvements de la sombre inconnue.
Une fois dehors, Lara inspira profondément, et se força au calme. Bien. Cette fille était magnifique, mais là n'était pas le problème. Elle était extrêmement douée. La troupe de gymnastes allait travailler ensemble, mais une certaine rivalité s'installerait entre toutes et tous, et une seule personne serait choisie pour être mise en avant durant les shows. Lara s'était attendue à ce que le niveau soit élevé, mais à présent que tout cela devenait concret, elle se rendait compte que la compétition serait bien plus rude que prévu.
Et alors ? se dit-elle soudain. Etait-elle venue jusqu'ici, avait-elle fait tout cela pour se dégonfler au dernier moment ? Non. Elle allait se battre. Elle n'avait pas peur.
Toute histoire commence un jour, quelque part. Cette histoire, c'est la mienne. L'histoire d'une femme à la volonté de fer, prête à se battre pour obtenir ce qu'elle veut. Je suis une gymnaste, une acrobate. Laissez-moi vous émerveiller !