L'antre d'eux

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  • Science-Fiction

Noir : l'absence de toute couleur.
Blanc : métissage optique de toutes les couleurs.
Bleu : son éclat rayonne dans ma tête. Celui qu'Yves Klein prétendit exhiber lors d'un vernissage. Les invités furent interloqués, car aucun tableau n'ornait les murs. Ils contemplèrent la teinte annoncée plus tard. En pissant. Du bleu de méthylène était planqué dans les cocktails.

C'est vraiment douloureux de pisser. Ça corrode l'urètre. Si au moins je pissais phosphorescent, ça égaierait un brin. Même devenue chétive sous ce ciel plombé, la lumière suffit pour deviner que le pourpre domine dans mon urée. Aseptisées par un métabolisme aberrant, l'urine et la merde ne puent même pas. Je suis au bout du bout du chemin. Le processus a démarré par les extrémités des doigts et des orteils, la pointe du nez, le lobe des oreilles. Les vaisseaux pètent les uns après les autres. Ceux du cerveau lâcheront en dernier.
Cinq années suffirent au virus. Baptisé « V », en toute simplicité. Pourquoi se fatiguer à nommer une saloperie qui a volé la vedette à toutes les maladies ? V naquit de quelques foyers de gibiers errants. Chasseurs, éleveurs, vétérinaires et équipes sanitaires en eurent la primeur. La noria de la mobilité fit le reste. Les meilleurs vecteurs furent les enfants toujours enlacés à leurs compagnons domestiques, peluches vivantes porteuses de mort. Les hommes politiques en campagne électorale, avides de poignées de mains. Ainsi que les stars des stades et de la scène environnées de leurs foules de fans. Enfin les amants de tous genres et de toutes mœurs. La proximité par le souffle et le toucher propagea l'infection. Le convivial unissant tous devint le tombeau de chacun. Seuls les êtres sans sang en réchappent. Insectes. Micro-organismes. Plancton. Végétaux. L'écosystème réduit à sa plus simple expression. Un paradis végan, sans témoin pour s'en réjouir.
La tentative acharnée de résorber les charniers dura treize petits mois. Une mobilisation pitoyable et grandiose. Les survivants, réduits à la portion congrue selon une cadence exponentielle, ont combattu d'arrache-cœur. Cramant à tout-va des collines de cadavres – mêlés aux vifs jugés les plus contaminés, en vertu du principe de précaution. Orbitant là-haut j'ai vu la fumée envahir continents et océans. La planète bleue en grisonna. Par les hublots j'admirai la lente atténuation du rougeoiement des braises, résidu de l'autodafé anthropophage. Cette pyromanie forcenée ne fut pas vaine. Entretenir les brasiers non seulement occupa les esprits et les corps, mais fit le bonheur d'une gent végétale dopée par un bilan carbone pléthorique. Depuis la station orbitale je m'essayais à déceler toutes les nuances de vert qui perçaient sous la persistance du gris ombré.

Il y a peu, la lumière déclina dans notre boite de conserve spatiale. Les panneaux solaires commençaient à lâcher. L'écran de ma liseuse électronique rendit l'âme, coupant l'accès à la lecture, ma seule évasion. Je venais d'évacuer dans le vide le cadavre de mon collègue, vêtu d'un caleçon, de ses charentaises adorées et du T-shirt de son groupe de rock favori. Les Doors. Jeff, mon pote : mort d'une péritonite que nous n'avions pu soigner. Je devrais avouer ma honte d'être soulagé. Je doute qu'en bas quelqu'un puisse recueillir l'aveu de cette honte. Ni partager l'horreur de la bande-son d'une telle agonie. Nul n'a idée de la puissance de résonance d'une coque métallique qui transforme un gémissement en mugissement et décuple l'écho de la souffrance hurlée. Cela dura trois jours percés de deux interminables nuits. Plus exactement : soixante-deux heures. Jour, nuit n'existent lorsque l'on vogue dans le vide, traversant le cône d'ombre de la Terre plusieurs fois pour chaque journée survécue au sol.
Je me suis décidé pour le grand saut. Autant finir en plein air, fut-il vicié par les miasmes provoqués par V. Ou cuire dans du métal fondu enrobé d'une gerbe de flammes au dégradé de jaune, de carmin et d'indigo. Si ça marche, je ne m'inquiéterai pas du retour sur le plancher des bovins après tout ce temps en l'air. La rotation continue de la station spatiale sur elle-même restitue une gravité identique à l'ici-bas.
J'ai enfilé la combinaison, glissé ma carcasse dans l'habitacle de l'esquif de sauvetage. Caissettes de rations lyophilisées sanglées aux parois, avec un sac de sport empli de quelques fringues et d'outils. Le petit compartiment sous mes fesses hébergea un stérilisateur d'eau. Celui de mon dossier planquait des jumelles électroniques avec déclencheur de vision infrarouge. Aucun médicament. Seuls auraient été utiles aspirine, morphine et antidouleurs. Mais Jeff a eu besoin de tout. Sur l'ordinateur de bord le choix des trajectoires s'afficha. J'optai pour la Laponie. Pourquoi ne pas rendre visite au Père Noël et ses petits lutins ? Il restait juste assez d'énergie pour l'ouverture des panneaux de sortie dans un glissando poussif. Front moite, doigts tremblants, j'émis le signal radio prévu pour déclencher l'étincelle des boulons explosifs. L'orbe de la descente s'amorça dans le silence du vide sidéral. La mise à feu abrupte des réacteurs propulsa la chaloupe d'acier. Toujours sans le moindre son.
Le bruit fit irruption dans un fracas jupitérien lorsque le vaisseau percuta l'atmosphère. Mon tympan gauche en fut fêlé. La nef navigua d'interminables secondes dans un fleuve de feu. L'isolation thermique résista sans défaillir. N'empêche, la température intérieure du cockpit monta à soixante-treize °C. Sous l'amas grisâtre, impalpable, qui flottait en suspension dans l'air les ailes se déployèrent. L'ordinateur pilota un trajet en pente adoucie à jets délicats de réacteurs, éjecta les réservoirs vides, ouvrit les parachutes. La souplesse d'épaisses branches de sapins puis un tas de neige voluptueux amortirent la chute. À huit ou neuf cents mètres de l'impact une robuste cabane en rondins bordait un lac gelé. Elle était vide de gens. Alentour, pas un pépiement d'oiseau, ni de crissement de patte de lièvre arctique. Encore moins de trace de sabot de renne. Aucun bonhomme ventripotent revêtu de pourpre ne m'accueillit d'un « Ho ! Ho ! Ho ! » jovial.

Cette solitude m'accorda un répit. Bref en regard de ma durée de vie de quadragénaire ; longuet pour ce que j'avais à en faire. Durant ces trois semaines, j'eus tout loisir de déambuler dans l'immense forêt. De m'adonner à l'art des graffitis en urinant dans la neige. Et d'observer le ciel. Plutôt : l'absence de ciel dégagé. Le soleil ou la lune n'était qu'une tache claire au milieu d'un océan de pénombre. Gris clair en journée, tutoyant la noirceur pendant la nuit. L'immense plafond qui surplombait l'ennui glacial du paysage m'intriguait. Il n'était pas constitué de nuages. Les jumelles révélaient l'absence d'humidité et une densité quasi nulle. Ce n'était pas de la fumée, contrairement à ce que je croyais deviner depuis mon orbite. Même si cette matière subtile en semblait proche. De toute façon, la fin de la débauche incendiaire datait de plus de deux ans. Largement de quoi dissiper jusqu'aux ultimes fumerolles. Je n'avais jamais remarqué d'activité volcanique survitaminée. Quant à la démesure d'une pollution humaine, celle-ci impliquait qu'il y eût persistance de la population homo sapienne. Qui n'était plus de saison depuis quelques trimestres.
Lorsqu'au retour d'une ballade un lagopède cacochyme s'envola pesamment de ma couche en toile de parachutes, je sus que V allait me mettre le grappin dessus. Inutile de brûler la cabane et les effets qui s'y trouvaient. Je n'avais plus qu'à bien manger, savourer un confort austère. Rêvasser à l'écoute du MP3 hérité de Jeff. Me branler un brin tant que j'en ai la force. Le bout des doigts commença à me chatouiller.

Allongé, crachouillant les globules, je comprends – enfin – la composition de l'ombre qui couvre le monde. Cette mer éthérée est l'antre d'eux. De tout ces êtres à sang chaud, à sang froid. L'âme de chacun d'eux. Je m'y fondrai bien assez tôt.

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