Je venais de prendre possession de mon poste dans une institution spécialisée des Yvelines, un D.E. de psychomotricien en poche, avec le statut particulier de faisant fonction d'enseignant en éducation physique. Ma formation antérieure en EPS, avortée au bout d'un an pour cause d'échec au concours de fin d'année, m'avait permis d'être embauché sans avoir à affronter une réelle concurrence. Lors de l'entretien préliminaire, j'avais rencontré le médecin psychiatre de l'établissement, un petit bonhomme rondouillard et jovial aux airs de chanoine. Son travail consistait essentiellement à rencontrer les parents et renouveler les ordonnances de psychotropes destinées aux résidents les plus perturbés ou agités.
Mes stages m'avaient familiarisé avec le monde de la folie et du handicap, mais lors de mon premier repas pris en la compagnie des jeunes, je fus soudain saisi d'un sentiment d'étrangeté, ayant perdu brutalement tous mes repères : j'étais assailli de demandes multiples pour découper la viande, servir à boire, questionné sur ma vie, ma situation. Certains, par curiosité et en recherche d'affection, avaient quitté leur table pour venir me toucher et me faire des câlins. Je me sentis brutalement étranger à ce petits peuple de déficients, trisomiques et autistes. Je crus me retrouver plongé dans le quartier chinois du XIIIème arrondissement de Paris, là où j'avais effectué mes études. Ce sentiment de ne pas être à ma place, je l'avais éprouvé très fort, un jour, dans le métro. Effet du hasard, je m'étais retrouvé seul dans le wagon en compagnie de quelques asiatiques qui parlaient avec volubilité, et m'étais senti en décalage, avec pour seuls signes de réassurance, le nom des stations de métro défilant sous mes yeux à intervalles réguliers et les rues animées de la capitale, dès que la rame eut émergé de terre et se fut mise en mode aérien.
J'éprouvais donc le sentiment curieux d'être anormal parmi des êtres, mes semblables, souvent moqués, montrés du doigt, vilipendés, contre lesquels des pétitions circulaient parfois pour s'opposer à l'édification d'une construction, d'un institut visant à les accueillir, comme si le handicap pouvait être contagieux ou pervertir les chères « têtes blondes » des quartiers résidentiels. Je craignais moi-même de céder aux appels du rejet de l'autre, mais en réalité, sur un mode inversé, c'est- à - dire que c'était moi qui risquait de m'exclure de cette communauté. Et dire qu'il existe encore des individus, se réclamant de la science, pour affirmer qu'il y aurait moins de différence entre un homme bien portant et un grand singe, qu'entre un homme bien portant et un handicapé mental, qu'il puisse exister, en somme, des humains moins humains que d'autres !
Ces interrogations m'assaillirent donc au cours de ce repas et dans les jours qui suivirent. Je me demandais si je serais à la hauteur, m'adapterais suffisamment et travaillerais correctement. Mes collègues furent d'un grand secours, comme c'est souvent le cas quand on s'adresse à l'humanité souffrante. J'avais sympathisé avec une enseignante qui animait avec moi les temps de sport de sa classe. Nous arrivions, tant bien que mal, à organiser des jeux où devait dominer le collectif, tout en ayant une attention particulière pour certains, davantage tournés vers leur monde intérieur que convaincus de l'utilité de mettre un ballon au fond d'un filet. Des sorties étaient régulièrement organisées avec les véhicules de l'établissement, à la piscine chaque semaine, puis à l'arrivée des beaux jours, sous la forme de journées pique-nique sur une base de loisirs ou sur les berges de la Seine, aux alentours de Conflans-Sainte-Honorine, Mecque des bateliers. Il nous arrivait d'accoster en barque sur une petit île, pour un goûter sous les frondaisons, comme les personnages d'Une partie de campagne de notre écrivain, adepte du canotage, Guy de Maupassant. J'aurais volontiers entraîné l'orthophoniste, une « petite pomme » à la peau laiteuse et aux cheveux de jais coupés court, sous un bosquet, à l'écart du groupe, mais le contexte ne le permettait malheureusement pas...
Je m'étais habitué à ce travail, partagé entre les petits et les grands. Avec ces derniers, j'avais organisé des cours de judo – certains d'entre eux ayant déjà pratiqué - , dans un local dédié, c'est-à-dire équipé de tatamis en paille de riz emboités les uns dans les autres. Le groupe était constitué de quatre à cinq adolescents et jeunes adultes. L'un d'entre eux avait même décroché sa ceinture orange, et ce n'était pas une ceinture de complaisance, comme cela arrive de temps à autre dans certains clubs afin de satisfaire les familles, en sus des jeunes concernés, tout en les leurrant sur le niveau réel de leur progéniture. N'ayant pas pratiqué depuis longtemps, le vocabulaire japonais et les prises me revenaient pourtant assez vite en mémoire. L'habillage et le déshabillage prenaient du temps. La façon de nouer la ceinture du kimono aussi, avec croisement dans le dos, retour vers l'avant et réalisation d'un nœud plat réglementaire et non d'un nœud de vache disgracieux. Une fois en tenue, les rituels se succédaient : position assise sur les genoux, salutation en inclinant la tête sur le tapis, mains au sol, position debout, salut de l'adversaire et de l'arbitre, buste penché en avant...
L'un des jeunes trisomiques, de par sa singularité morphologique liée à son état, était réellement très souple, avec une bonne statique liée à un centre de gravité assez bas qui le rendait difficile à faire chuter. Plus d'un s'y était essayé sans succès, ce qui le rendait assez fier. Le judoka à la ceinture orange était très tonique, un peu raide dans sa gestuelle, mais appliqué et consciencieux dans ses tentatives de balayage. Un après-midi d'été où j'effectuais un randori avec lui, au moment où je pivotai en tentant un mouvement d'épaule, je ressentis une vive douleur au niveau du gros orteil de mon pied droit. Je m'arrêtai instantanément. Une profonde entaille s'était mise à saigner abondamment, et tachait le sol en un temps record. Je plaçai un mouchoir sur la plaie pour faire hémostase et mis fin à la séance. Je me rendis ensuite au secrétariat pour établir une déclaration d'accident puis dans le plus proche cabinet médical pour me faire recoudre et obtenir, à mon corps défendant, un arrêt de travail de quelques jours. Le directeur me fit le reproche de ne pas avoir été assez vigilant, de ne pas avoir été assez professionnel en quelque sorte ! Je ne savais que lui répondre pour ma défense : désavouait-il l'activité judo, alors qu'il ne l'avait jamais dit expressément ? Ne supportait-il pas tout simplement ce qui pouvait déroger au bon fonctionnement de son établissement ? Vaguement culpabilisé, je ne comprenais vraiment pas comment je m'étais blessé de cette façon.
Après quelques jours de repos forcé, passés sur une chaise longue, je repris mon travail et allai, le jour même, inspecter les tapis de la salle, désireux d'en avoir le cœur net. À quatre pattes, j'examinai avec précaution les jointures des tatamis dans la zone où je m'étais blessé. Les taches ayant été nettoyées, je pensais perdre mon temps, mais au moment où je fus sur le point d'abandonner mes recherches, en glissant mon index sur la tranche de l'une des nattes, je sentis une résistance : elle était due à une agrafe servant à retenir le revêtement plastifié, qui s'était arrachée partiellement de la paille de riz. En la triturant, j'arrivai à la dégager complètement et allai montrer ma découverte au directeur. Il parut embarrassé, me demanda si j'étais rétabli, et si j'étais à même de reprendre mon travail dans de bonnes conditions. Je lui répondis par l'affirmative, assez content de mon petit effet. Je me promis de quitter cet endroit dès que j'en aurais l'opportunité, mais qu'avant de partir, je tenterai ma chance auprès de la pulpeuse orthophoniste.
Mes stages m'avaient familiarisé avec le monde de la folie et du handicap, mais lors de mon premier repas pris en la compagnie des jeunes, je fus soudain saisi d'un sentiment d'étrangeté, ayant perdu brutalement tous mes repères : j'étais assailli de demandes multiples pour découper la viande, servir à boire, questionné sur ma vie, ma situation. Certains, par curiosité et en recherche d'affection, avaient quitté leur table pour venir me toucher et me faire des câlins. Je me sentis brutalement étranger à ce petits peuple de déficients, trisomiques et autistes. Je crus me retrouver plongé dans le quartier chinois du XIIIème arrondissement de Paris, là où j'avais effectué mes études. Ce sentiment de ne pas être à ma place, je l'avais éprouvé très fort, un jour, dans le métro. Effet du hasard, je m'étais retrouvé seul dans le wagon en compagnie de quelques asiatiques qui parlaient avec volubilité, et m'étais senti en décalage, avec pour seuls signes de réassurance, le nom des stations de métro défilant sous mes yeux à intervalles réguliers et les rues animées de la capitale, dès que la rame eut émergé de terre et se fut mise en mode aérien.
J'éprouvais donc le sentiment curieux d'être anormal parmi des êtres, mes semblables, souvent moqués, montrés du doigt, vilipendés, contre lesquels des pétitions circulaient parfois pour s'opposer à l'édification d'une construction, d'un institut visant à les accueillir, comme si le handicap pouvait être contagieux ou pervertir les chères « têtes blondes » des quartiers résidentiels. Je craignais moi-même de céder aux appels du rejet de l'autre, mais en réalité, sur un mode inversé, c'est- à - dire que c'était moi qui risquait de m'exclure de cette communauté. Et dire qu'il existe encore des individus, se réclamant de la science, pour affirmer qu'il y aurait moins de différence entre un homme bien portant et un grand singe, qu'entre un homme bien portant et un handicapé mental, qu'il puisse exister, en somme, des humains moins humains que d'autres !
Ces interrogations m'assaillirent donc au cours de ce repas et dans les jours qui suivirent. Je me demandais si je serais à la hauteur, m'adapterais suffisamment et travaillerais correctement. Mes collègues furent d'un grand secours, comme c'est souvent le cas quand on s'adresse à l'humanité souffrante. J'avais sympathisé avec une enseignante qui animait avec moi les temps de sport de sa classe. Nous arrivions, tant bien que mal, à organiser des jeux où devait dominer le collectif, tout en ayant une attention particulière pour certains, davantage tournés vers leur monde intérieur que convaincus de l'utilité de mettre un ballon au fond d'un filet. Des sorties étaient régulièrement organisées avec les véhicules de l'établissement, à la piscine chaque semaine, puis à l'arrivée des beaux jours, sous la forme de journées pique-nique sur une base de loisirs ou sur les berges de la Seine, aux alentours de Conflans-Sainte-Honorine, Mecque des bateliers. Il nous arrivait d'accoster en barque sur une petit île, pour un goûter sous les frondaisons, comme les personnages d'Une partie de campagne de notre écrivain, adepte du canotage, Guy de Maupassant. J'aurais volontiers entraîné l'orthophoniste, une « petite pomme » à la peau laiteuse et aux cheveux de jais coupés court, sous un bosquet, à l'écart du groupe, mais le contexte ne le permettait malheureusement pas...
Je m'étais habitué à ce travail, partagé entre les petits et les grands. Avec ces derniers, j'avais organisé des cours de judo – certains d'entre eux ayant déjà pratiqué - , dans un local dédié, c'est-à-dire équipé de tatamis en paille de riz emboités les uns dans les autres. Le groupe était constitué de quatre à cinq adolescents et jeunes adultes. L'un d'entre eux avait même décroché sa ceinture orange, et ce n'était pas une ceinture de complaisance, comme cela arrive de temps à autre dans certains clubs afin de satisfaire les familles, en sus des jeunes concernés, tout en les leurrant sur le niveau réel de leur progéniture. N'ayant pas pratiqué depuis longtemps, le vocabulaire japonais et les prises me revenaient pourtant assez vite en mémoire. L'habillage et le déshabillage prenaient du temps. La façon de nouer la ceinture du kimono aussi, avec croisement dans le dos, retour vers l'avant et réalisation d'un nœud plat réglementaire et non d'un nœud de vache disgracieux. Une fois en tenue, les rituels se succédaient : position assise sur les genoux, salutation en inclinant la tête sur le tapis, mains au sol, position debout, salut de l'adversaire et de l'arbitre, buste penché en avant...
L'un des jeunes trisomiques, de par sa singularité morphologique liée à son état, était réellement très souple, avec une bonne statique liée à un centre de gravité assez bas qui le rendait difficile à faire chuter. Plus d'un s'y était essayé sans succès, ce qui le rendait assez fier. Le judoka à la ceinture orange était très tonique, un peu raide dans sa gestuelle, mais appliqué et consciencieux dans ses tentatives de balayage. Un après-midi d'été où j'effectuais un randori avec lui, au moment où je pivotai en tentant un mouvement d'épaule, je ressentis une vive douleur au niveau du gros orteil de mon pied droit. Je m'arrêtai instantanément. Une profonde entaille s'était mise à saigner abondamment, et tachait le sol en un temps record. Je plaçai un mouchoir sur la plaie pour faire hémostase et mis fin à la séance. Je me rendis ensuite au secrétariat pour établir une déclaration d'accident puis dans le plus proche cabinet médical pour me faire recoudre et obtenir, à mon corps défendant, un arrêt de travail de quelques jours. Le directeur me fit le reproche de ne pas avoir été assez vigilant, de ne pas avoir été assez professionnel en quelque sorte ! Je ne savais que lui répondre pour ma défense : désavouait-il l'activité judo, alors qu'il ne l'avait jamais dit expressément ? Ne supportait-il pas tout simplement ce qui pouvait déroger au bon fonctionnement de son établissement ? Vaguement culpabilisé, je ne comprenais vraiment pas comment je m'étais blessé de cette façon.
Après quelques jours de repos forcé, passés sur une chaise longue, je repris mon travail et allai, le jour même, inspecter les tapis de la salle, désireux d'en avoir le cœur net. À quatre pattes, j'examinai avec précaution les jointures des tatamis dans la zone où je m'étais blessé. Les taches ayant été nettoyées, je pensais perdre mon temps, mais au moment où je fus sur le point d'abandonner mes recherches, en glissant mon index sur la tranche de l'une des nattes, je sentis une résistance : elle était due à une agrafe servant à retenir le revêtement plastifié, qui s'était arrachée partiellement de la paille de riz. En la triturant, j'arrivai à la dégager complètement et allai montrer ma découverte au directeur. Il parut embarrassé, me demanda si j'étais rétabli, et si j'étais à même de reprendre mon travail dans de bonnes conditions. Je lui répondis par l'affirmative, assez content de mon petit effet. Je me promis de quitter cet endroit dès que j'en aurais l'opportunité, mais qu'avant de partir, je tenterai ma chance auprès de la pulpeuse orthophoniste.