La voiture du proviseur Stein

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Nouvelles - Littérature Générale
Mam' et moi on est entrés dans le bureau.
Le proviseur Stein n'a pas levé la tête. Pas dit un mot. Juste fait un geste, un peu agacé, pour nous signifier de nous asseoir.
Mam' m'a regardé. J'ai haussé les épaules. Le proviseur faisait toujours ça pour mettre les gens mal à l'aise.
Mam' a pris le fauteuil de gauche, moi celui de droite.
Le proviseur Stein a continué d'écrire pendant une dizaine de secondes, puis il a soupiré. Il nous a dévisagés, comme s'il était surpris de nous voir assis devant lui. Il ne s'est pas attardé sur moi, beaucoup plus sur Mam'. Il lui a offert son plus beau sourire. Ça a duré juste ce qu'il faut pour qu'elle se sente gênée, ne sache plus comment elle devait y répondre.
— Bien, a-t-il commencé sans même un « bonjour » ou un « merci d'être venue ». Comme vous le savez, madame Lopes, nous avons un problème.
Mam' a ouvert la bouche mais il ne lui a pas laissé le temps de dire un mot.
— Nous n'allons pas pouvoir garder votre fils. Le règlement est très clair à ce propos. Je ne vous apprends rien. Vous l'avez certainement lu en détail avant de le signer.
— Je n'ai rien fait, ai-je protesté.
— Nous avons des témoins, Emilio. Deux. Des élèves sérieux.
— Ça ne change rien au fait que je n'ai rien fait.
— Nous avons déjà eu cette discussion, a-t-il soupiré. La drogue n'entre pas toute seule dans mon établissement. Il faut bien que quelqu'un l'y introduise. Sauf à ce que tu aies un nom à me donner, j'en resterai au témoignage de tes camarades.
— Mon fils peut pas avoir fait ça, a dit Mam'. Vous devriez écouter ce qu'il dit.
— Mes témoins sont des garçons sérieux. Ils ne sont pas du genre à prendre à la légère une chose d'une telle importance. Leur éducation ne les prédispose pas au mensonge.
Mam' a encaissé le coup. Elle a pris une profonde inspiration et le rouge a reflué de ses joues.
— Vous en avez trouvé sur lui, de la drogue ? Ou dans son casier ?
Le proviseur Stein s'est enfoncé dans son fauteuil. Il a joint ses mains sur sa poitrine et a regardé Mam' par-dessus ses lunettes.
— A vrai dire... non, mais...
Ça a été au tour de Mam' de couper la parole du proviseur Stein. Elle s'est tournée vers moi. Elle a pris mon visage entre ses mains. Elle a planté ses yeux dans les miens. Quand elle fait ça, ce sont deux billes de métal brûlant qui entrent dans votre cerveau. Vous n'êtes plus capable de penser à rien. Vous pouvez juste laisser ces deux billes de métal aller là où elles veulent.
— Emilio, a-t-elle dit, est-ce que tu deales de la drogue ?
— Mais non, Mam', me suis-je offusqué. Je te jure que non !
Ses yeux sont restés plantés dans les miens quelques secondes de plus. Puis elle a hoché la tête. Avec gravité.
— Vos deux témoins disent des conneries, a-t-elle lâché. Leur éducation est sans doute pas aussi bonne que ce que vous croyez. C'est parole contre parole. Leur témoignage vaut rien. Je connais mon fils.
— Madame Lopes, a dit le proviseur Stein en se penchant vers elle, vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais je fais tout ce que je peux pour vous aider. Je pourrais porter plainte et les choses prendraient une toute autre tournure. Je ne suis pas un mauvais homme. Je me contente d'appliquer le règlement et de renvoyer votre fils avant que tout cela prenne trop d'ampleur. Dites-vous bien que pour la police, le témoignage de mes deux témoins – des jeunes gens très bien, dont les parents sont respectables –, pèserait beaucoup plus lourds que les dénégations d'un...
— D'un émigré ? compléta Mam'.
— D'un jeune garçon déstabilisé par la dépression de son père. Dont la famille connaît des difficultés financières. Croyez-vous que votre famille aurait la force d'affronter un procès en ce moment ? Qu'elle pourrait supporter le scandale, l'isolement, qui en découleraient ?
— Ce n'est pas juste, ai-je protesté une dernière fois. Je n'ai rien fait.
Le proviseur Stein s'est contenté de pousser un courrier vers Mam'. Elle en a pris connaissance. C'était la lettre de renvoi.
— Il faut que vous signiez sous votre nom, a-t-il dit en tendant un stylo à Mam'.
— Et pour le remboursement du trimestre ?
— Sur ce point également le règlement est très clair. Tout trimestre commencé est dû.
— On est le troisième jour du trimestre, a répliqué Mam', froidement. Vous auriez pu nous recevoir plus tôt. C'est votre secrétaire qui a fixé la date quand elle m'a appelée la semaine dernière.
— Je suis désolé, madame Lopes. Je réprimanderai ma secrétaire. Mais pour l'heure, je ne peux rien faire. Vous pouvez toujours déposer un recours. Le conseil d'administration l'étudiera avec la plus grande attention. D'ici là, mon devoir est de faire appliquer le règlement. C'est ce que l'on attend de moi.
Mam' a hoché la tête. Lentement. Le proviseur Stein a eu droit à son regard noir. Il s'est efforcé de le soutenir. J'ai vu trembler sa mâchoire. Puis une quinte de toux bienvenue lui a permis de décrocher du regard de Mam'.
Mam' a signé.
Puis elle s'est levée et je l'ai suivie.

Dans le couloir, deux garçons très bien nous ont regardés sortir du bureau. Marcus, le plus âgé, m'a adressé un sourire narquois.
Je me suis répété que, chez les Lopes, on n'est pas des balances.
C'était pour ça que mon père avait été contraint de quitter l'armée. Quand la police militaire avait enquêté après l'incident, mon père avait raconté qu'il n'avait rien vu, qu'il se trouvait à l'écart de la maison où les gamines avaient été violées avant d'être abattues. Après ça, il n'avait pas pu rester en Irak. Patrouiller avec ces salauds, qui eux aussi, sans doute, étaient des petits gars très bien, issus de familles respectables, installées dans le pays depuis longtemps, c'était au-dessus de ses forces. Il avait quitté l'armée. « Je suis pas une balance », répétait-il souvent, enfoncé dans le canapé du salon qu'il ne quittait plus, en broyant dans son poing une canette de bière.
Sans se défaire de son sourire, Marcus a discrètement déplié son majeur droit à mon intention.
Son père dirigeait une importante chaîne de magasins. Il siégeait dans plusieurs conseils d'administration, dont celui du lycée. Ça faisait une vingtaine d'années qu'il décidait de qui serait maire de la ville. Marcus se savait intouchable. Tout le monde le craignait sans qu'il ait jamais rien eu à faire pour ça. C'était peut-être pour ça qu'il n'avait pas pris soin de mettre un meilleur cadenas à son casier.
Quand Mam' a remarqué son geste, elle s'est arrêtée à sa hauteur.
— C'est une bonne chose que tu restes pas ici, m'a-t-elle dit en le fixant, suffisamment fort pour que le proviseur Stein l'entende depuis son bureau. Ce sera pas difficile de trouver un meilleur établissement. Pour un Lopes, l'honnêteté c'est important. Je vois pas comment tu pourrais devenir un honnête homme au milieu de toute cette racaille.

Arrivés sur le parking, j'ai dit à Mam' :
— Je recommencerai à distribuer des journaux et des prospectus. Ça aidera à payer la nouvelle école.
Mam' a hoché la tête. Elle a sorti sa clé de voiture. Tout près de nous, sur son emplacement réservé, était garée le coupé Mercedes du proviseur Stein. Une voiture qui paraissait neuve tellement elle était amoureusement entretenue. Mam' a regardé la clé dans sa main, puis la voiture dont la peinture métallisée brillait comme un miroir sous le soleil.
Elle a fait un pas vers la Mercedes mais je l'ai retenue par le bras. « Non », ai-je soufflé, en lui montrant d'un mouvement de menton la caméra braquée vers les emplacements réservés.
Elle a soupiré et nous nous sommes dirigés vers notre vieille Toyota Crown.
J'ai glissé la main dans la poche de mon blouson et j'ai senti le petit sachet en plastique, rempli de gélules. Marcus n'allait pas tarder à se demander où il était passé.
Je savais où habitait le proviseur Stein. Je passais devant chez lui quand je faisais la distribution de journaux. Il n'y avait pas de caméra dans sa rue. Et les Mercedes ne sont pas aussi sécurisées que le disent les vendeurs.
J'étais curieux de voir ce que vaudrait sa parole, lorsque les flics fouilleraient la boîte à gants de sa voiture après avoir reçu un appel anonyme.

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