La voie du bonheur

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Un texte inspirant et réaliste qui met en lumière une athlète combattive malgré son handicap, et qui remet à sa place un commentateur sportif

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Cette histoire a été Finaliste du Prix Portez haut les couleurs !

— Mesdames et messieurs, bienvenue à ces demi-finales des championnats d'Europe d'escalade ! Dans un instant, Adèle Levigny va s'élancer la première sur cette voie des seniors dames !

Des papillons s'agitent soudain au creux de mon ventre à l'annonce du speaker. Luis, mon assureur, me fait signe, c'est le moment. Je souffle un bon coup et je relève la tête. J'ai une chance d'accéder aux finales, je ne vais certainement pas la laisser passer.

Déjà encordés l'un à l'autre, nous avançons sur le tapis sous le tumulte des six cents spectateurs. Je les salue avant de me placer face au mur. Se concentrer pour relâcher la pression. Étudier la multitude de prises colorées, mimer dans les airs les mouvements de main. Vérifier la fixation de la prothèse. Attendre le signal des juges. L'un d'eux lève le bras, je peux grimper. Luis m'encourage de son sourire, l'adrénaline me donne un bon coup de fouet. Les mains blanches de magnésie, j'agrippe les premières prises et je me lance.

— Très bon départ pour Adèle, elle évolue avec aisance malgré sa prothèse. L'histoire de cette athlète est impressionnante ! Un mois après sa médaille d'or aux derniers mondiaux, on l'ampute de la jambe gauche. Deux ans de rééducation et d'entraînements intensifs plus tard, elle est enfin de retour ! La belle Adèle s'est démenée pour participer à ces championnats parmi les grimpeurs valides, je vous rappelle qu'elle ne bénéficie d'aucune adaptation. Du jamais vu, mesdames et messieurs ! Notre championne se bat ici au nom de la communauté des grimpeurs handicapés !

La colère manque de me submerger. Même le vacarme du public ne parvient pas à couvrir les inepties de l'autre zozo avec son micro. L'ignorer, rester concentrée. Petite prise à main droite, caler le chausson de la prothèse sur le volume, pousser, lever la jambe droite, envoyer la main gauche, passer la corde dans la dégaine...

— Houla ! Adèle perd l'équilibre... Non, elle se rétablit de justesse ! La voie dévie maintenant, la prochaine prise est très éloignée, complètement sur la droite...

Respirer, se focaliser sur la minuscule prise rouge. Plus que deux centimètres... Quelques secondes plus tard, je me balance au bout de la corde. Je lâche un juron, aussitôt étouffé par la clameur de la salle. L'amertume me prend à la gorge, je n'ai même pas dépassé le quart de la voie.

— Oh non, quel dommage ! Le chausson de la prothèse a glissé !

Mes poings s'abattent sur mes cuisses pendant que Luis me fait redescendre. La prothèse n'a rien à voir avec ma chute ! Quand j'atterris sur le tapis, Luis me presse l'épaule avec compassion. Je le regarde sans vraiment le voir dévisser le mousqueton de son baudrier et tirer la corde au sol.

— Notre championne a surmonté avec brio son infirmité durant toute cette compétition. Une belle façon de promouvoir le handi-escalade. Bravo Adèle !

Ce dernier commentaire explose à mes oreilles avec la violence d'un volcan. Le public applaudit à tout rompre, mais je l'entends à peine. Malgré la foule, la solitude m'étrangle. Le speaker ne cesse de mettre en avant mon « infirmité », comme il dit. Je ne suis pas une héroïne avec un message à transmettre ! Je me suis simplement juré que mon handicap ne prendrait pas le dessus dans ma vie. Je me bats sans compter depuis mon accident pour redevenir la grimpeuse que j'ai toujours été. Après deux ans d'efforts, de sacrifices et de douleurs, je suis enfin parvenue à mon objectif. Mais plus personne ne me considère comme la championne du monde Adèle Levigny. On ne voit que la grimpeuse handicapée, perdue dans la cour des valides. Un corbeau au pays des paons.

La main de Luis vole devant mes yeux. Quand je m'arrache à mes pensées, il s'éloigne déjà du mur pour laisser place à la prochaine concurrente. Un dernier regard vers le haut de la voie et je le suis à regret. La prochaine fois, j'irai au sommet. Soudain, je me fige. Et puis, non, il n'y aura pas de prochaines fois. Pas dans une compétition valide. Je ne me prêterai plus à cette humiliation, c'est terminé.

Mon dernier tour de piste, alors. Mais je garantis qu'il va rester gravé dans les mémoires. Un énorme feu de joie dans les esprits. Tout envoyer valser et renaître de ses cendres. J'appelle Luis, je lui fais comprendre d'un geste que je remonte. Il fait non de la tête, je n'avais droit qu'à un seul essai. Devant ma détermination, il hausse les épaules et revient vers moi en souriant. Il reprend la corde et se prépare à m'assurer. Quelques instants plus tard, je m'envole. Quand un des juges se précipite pour m'interdire formellement de retourner sur la voie, je suis déjà hors d'atteinte.

Malgré les menaces des juges, sous les acclamations assourdissantes du public, je grimpe. Un magnifique coup d'éclat dans le monde de l'escalade, au mépris le plus total du règlement, des conséquences, sous le feu brûlant des caméras... Je n'ai jamais été aussi insolente de ma vie et cette liberté démesurée me fait un bien fou.

Je détruis sans aucun regret le carcan de la championne en quête exclusive de gloire et d'honneurs. Je redeviens avec délectation celle que je suis vraiment. La grimpeuse fougueuse, indépendante, pleine d'ardeur et de témérité. Celle que rien ni personne ne peut arrêter, qui vit à plein régime, jusqu'à plus soif.

Je dépasse sans effort le point de ma chute, une énergie décuplée me transporte. Mes mains virevoltent sur les prises, mon corps se balance de gauche à droite, mes jambes dansent en cadence. Dans mon dos, les spectateurs sont déchaînés, ils hurlent, m'applaudissent, m'encouragent à tenir bon. Même le speaker est entraîné dans cette euphorie collective. C'est comme si tous se libéraient aussi de leurs propres entraves.

Quant à moi, j'ai oublié depuis trop longtemps le plaisir de la grimpe. La véritable escalade, la grande, la vraie, la libre, celle qui fait vivre plus fort, plus loin, plus haut. J'aspire comme avant à faire corps avec le rocher, savourer depuis les sommets le panorama, des rivières paisibles aux océans impétueux, des montagnes austères aux déserts arides.

Je reviens à l'instant présent. Mes bras tétanisent, je sens que je vais tomber. Je ne suis pas à la moitié de la voie, mais peu importe. Rien ne peut entamer mon allégresse. Je tiens à une main la grosse prise à ma droite et je parviens à me tourner vers les six cents spectateurs qui applaudissent toujours comme six mille hommes. Un sourire radieux fend en deux mon visage, les larmes me montent aux yeux. J'enlève alors ma prothèse et la brandis au-dessus de moi. C'est la coupe de ma victoire, le moment le plus fou de ma carrière de championne. Je lâche enfin la prise et m'envole dans les airs en riant aux éclats. À moi maintenant les plus belles parois du monde !
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