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Ils m'ont abandonnée depuis la mort d'Edgard. Ils m'ont laissée pour presque morte, là, dans mon fauteuil, à attendre que le jour succède à la nuit, à guetter les visites des infirmières qui défilent le matin comme le soir sans se soucier de mes humeurs de valétudinaire. Je suis là, telle une plante, défraîchie, dont les pétales sont tombés un à un, et à laquelle il ne reste plus qu'une tige rabougrie, malingre. Ils m'ont cédée à l'ennui, à la mort qui, du fond de l'œil, me regarde un peu plus chaque nuit, droite, fière, susurrant dans les entrailles de mes rêves, l'attente qui est sienne. Qui est mienne ?

Ils m'ont oubliée, moi qui, toujours, ai été à leurs côtés, qui, de leur premier souffle, ai créé leur grandeur, leur éclat, par la seule force de mon amour, de mes exigences, de mes efforts de mère. Ils m'ont reniée depuis des années par leur absence omniprésente qui emplit mon cœur de tristesse et foule, par cette indifférence, cette vie que j'ai mis 85 ans à créer. Ils m'ont mise au rebut, sans volonté de me recycler. Pour eux, je ne suis plus qu'une vieille, bonne à jeter. Et tant mieux, paraît-il, pour l'environnement qui suffoque sous le poids de la démographie. Une octogénaire de moins, c'est une maigre retraite à ne plus verser !

À chaque lever de soleil, à chaque lune qui s'allume, je pense à eux. À ces questions qui me hantent. Que font-ils, où sont-ils, quand viendront-ils ? Je n'ai plus le courage de gérer mes affaires quotidiennes. Bien sûr, je continue à entretenir la maison, à la rendre avenante et propre. Au cas où ils viendraient. Cependant, ils ne viennent jamais et je suis prête à parier que lorsqu'ils passeront la porte, alors, moi, je n'aurai plus qu'à trépasser.

Ce matin, une sonnerie tonitruante m'a fait sursauter. D'abord paniquée, j'ai compris ensuite que c'était mon téléphone qui retentissait ainsi. L'infirmière venait juste de me quitter. Peut-être avait-elle oublié quelque matériel médical ? Je laissai péniblement mon fauteuil pour attraper le combiné et répondre à l'appel. Une voix me demanda comment j'allais. Cette question, que je considère comme très intime, m'irrita. Je ne répondis qu'après quelques secondes de silence qui durent être perçues comme de très longues minutes par mon interlocuteur. En dehors d'Edgard et de mes deux fils, je ne connaissais aucun homme. Était-ce un de mes enfants ? Je me gardai bien de poser la question. À mon âge, avec des inconnus, il est primordial de se méfier. Dans la conversation, j'eus cependant confirmation qu'il s'agissait bien de mon aîné qui, de passage dans la région, souhaitait me rencontrer. Non, il ne venait pas avec sa marmaille. Oui, sa femme allait bien. Il arrivait dans une heure ? Déjà ? Pour des affaires dont il devait me parler de toute urgence ? Et il ne me prévenait que maintenant ? Je n'étais pas prête ! Je n'avais pas prévu ça ! Bien sûr que j'avais envie de le voir. Depuis le temps que j'attendais ce moment, mais m'avertir à la dernière minute ! Je raccrochai, toute agitée. Roland, mon fils adoré, venait enfin me visiter !

Il arriva à l'heure dite ; beau, grand, fort, un sourire aux lèvres, vêtu d'un complet veston sombre et élégant. Lorsque j'ouvris la porte, pensant qu'il s'agissait d'un de ces représentants qui osaient, parfois, s'aventurer chez une cacochyme de ma trempe, je lui dis, avant même qu'il n'ouvre la bouche, que non, je n'avais besoin de rien. Puis je refermai aussi sec. On ne sait jamais. Pour les personnes âgées, la prudence est réellement mère de sûreté. Bien sûr, il actionna de nouveau le bouton de la sonnette, en disant, cette fois :
— Maman, ouvre, c'est ton fils.
Roland, mon fils, ici !
— Pourquoi ne m'as-tu pas prévenue ? dis-je en déverrouillant la porte.
— Je t'ai appelée il y a une heure, ma petite maman. Tu ne t'en souviens plus ? me répondit-il, étonné.
— Ah oui ! Où avais-je la tête ! Bien sûr que je m'en rappelle. J'ai toujours eu une excellente mémoire. Mais entre donc, mon chéri, tu vas prendre froid.
— Froid ? Avec 30 degrés ? Décidément, ma chère maman, ma visite te perturbe, me tança-t-il en riant.
Je lui souris en guise de réponse mais en mon for intérieur, je me dis que si nous étions en été, je le saurais.

Il entra dans la maison. Je le débarrassai de ses affaires qui se résumaient à une mallette et à une minuscule valise, très légère. Je lui proposai un café et l'invitai à faire un brin de toilette. Après un si long voyage, il avait peut-être besoin de se rafraîchir. Il refusa mon invitation, préférant que je l'accompagne dans son ancienne chambre pour s'installer et changer de vêtements. Il me rejoignit ensuite, le visage beaucoup plus fermé qu'à son arrivée, avec un jean en lieu et place de son complet veston. Je m'assis en face de lui, dans la cuisine, à la table en formica.
— Alors mon chéri, comment va ta vie ? Ta famille se porte bien ?
— Oui, maman, ça va. Avec Aline, on parle de se séparer mais tout se passe dans les meilleures conditions possibles. Les enfants le savent et la sérénité que nous affichons devant eux les rassure.
— C'est bien, mon chéri. Si tu es heureux c'est le principal. Mais dis-moi, pourquoi ce voyage ? Cela faisait bien longtemps que je ne t'avais pas vu. Tu n'as besoin de rien, au moins ?
— J'avais envie de te voir, de vérifier que tu allais bien, que tu ne manquais de rien, que tes infirmières s'occupaient bien de toi. Et puis, je voulais te parler de mon nouveau travail.
— Ah oui ? Tu as changé de travail ? Raconte-moi.
— Je suis toujours VRP mais cette fois, je rachète de l'or et le revends au plus offrant. Ces derniers temps, le cours de ce métal a augmenté et les gens gagnent beaucoup d'argent. Je me disais que ça pourrait certainement t'intéresser.
— M'intéresser ? Moi ? Mais pourquoi ? Tu sais bien que je ne possède rien en dehors de ces quelques bijoux qui sont dans ma coiffeuse.
— Justement. C'est à eux que je pensais. Ils pourraient te permettre de vivre mieux si on les vendait. Je connais un courtier qui en tirera le maximum. Tu peux tripler le prix si je m'y prends bien et pour toi, je me surpasserai.
— Merci mon chéri, mais je n'ai besoin de rien.
— Je sais, mais peux-tu quand même aller les chercher pour me les montrer ?
— Si tu veux. En attendant, bois ton café, il va refroidir.

Je quittai mon fils pour aller vers ma coiffeuse que je n'utilisais plus jamais depuis qu'Edgard s'était éteint. Elle était composée de trois tiroirs que j'ouvris les uns après les autres sans rien trouver qu'une facture accompagnée d'une page d'un journal local qui représentait la photo de mes deux fils. La facture mentionnait la vente de tous mes bijoux. Quant à l'article, il relatait les conditions exceptionnelles du décès de mes deux enfants. J'étais abasourdie. Mes garçons étaient morts et j'avais oublié ! Sous le choc, je perdis connaissance. Trente secondes, dix minutes, une heure, je ne sais. Puis j'entendis une porte claquer. C'est alors que, péniblement, je me relevai.
Je revins à pas feutrés dans la cuisine. Sans que je puisse me l'expliquer, une tasse de café fumant était posée sur la table. Je l'y ai laissée. Pour Roland. Qui ne devrait plus tarder.

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