La vieille au chapeau orange

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Raoul Larigote avait le vin mauvais et pas seulement parce qu'il buvait du mauvais vin. Non, il n'aimait pas être dérangé, tout simplement. D'autant que là, il était quand même chez lui. Dans la rue peut-être, mais chez lui. Deux ans qu'il défendait jalousement son petit coin de quai sous l'arche du pont de l'Abbé Rézina, qu'il avait aménagé de bric et de broc, bien à l'abri des courants d'air entre son mur de poubelle récupérées dans les rues avoisinantes et ce gros buisson de ronces où l'été, il ramassait des mûres. Deux ans que tous les jours, en début d'après-midi, il cuvait sa première cuite de la journée avant de retourner faire la manche à l'heure de la sortie des bureaux. Alors qu'est-ce que c'était que cette grand-mère qui venait le réveiller en le titillant du bout de sa canne ?
L'ours qui sommeillait en Raoul l'aurait bien assommée d'un coup de patte avant de la balancer dans les eaux boueuses du fleuve, mais voilà, elle souriait la vieille. Sous son drôle de chapeau orange, elle avait un visage tout rond, une vraie face de lune avec deux yeux brillants et malicieux et ce sourire à faire fondre le cœur le plus endurci. Et le sien, de cœur, à Raoul, il s'était mis à danser un nouveau rythme. Pas qu'il se soit emballé, au contraire ! Il s'était plutôt mis au ralenti, à la mesure du ressac quand les vagues viennent mourir tranquillement sur la plage lorsque la mer est étale. À cause de ce sourire. Quelque part au fond de lui, très loin, à des années de sa condition actuelle de clochard, cette contraction de quelques muscles autour d'une bouche avait touché une partie de son être qu'il croyait disparue, enfouie à jamais, noyée sous des litres de jaja, des tonnes de regrets et de rancœurs accumulés. Parce que ce sourire, c'était celui de sa mère, morte de chagrin il y a bien longtemps, quand ces conneries l'avaient mené en prison, avant de le laisser à la rue, devenir l'épave qu'il était aujourd'hui.
Tout à coup, Raoul eut honte de ses godasses aux semelles qui baillaient, de ses mains qui n'avaient pas vu un lavabo depuis des jours, de ces boîtes de conserve qui lui servaient d'assiette... de sa vie qu'il avait abandonnée par paresse, par lâcheté. Pour la première fois depuis de nombreuses années, il sentit des larmes creuser des sillons dans la crasse qui recouvrait ses joues et toutes ces mauvaises choses auxquelles il venait de penser furent lavées par cette source lacrymale et s'évanouirent pour céder la place aux souvenirs heureux qui avaient jalonné sa vie. Et il y en avait tellement. Toutes ces images se mêlaient en flash coloré et tournaient en un vertigineux manège baroque qui l'enivrait mieux qu'un meilleur vin. C'était un merveilleux kaléidoscope de bonheur et de joie. Jamais Raoul Larigote n'aurait pensé avoir été aussi heureux au cours de son existence et c'est ainsi qu'il partit, sourire aux lèvres. De mort naturelle, diront les journaux du lendemain.
De retour chez elle, la vieille au chapeau orange alluma son ordinateur pour connaître le prochain nom laissé sur son adresse camarde@mort.com.

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