Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Une minute au cours de laquelle j'ai vu défiler dans ses yeux, ses joies et ses peines, ses bons et ses mauvais moments. Sa vie. Comme hypnotiser par la profondeur de ses yeux turquoises, je me suis laissée plonger pendant soixante secondes dans cette mer immense d'émotions...
J'ai vu passer, sur ce tableau mouvant, les joies de l'enfance quand il gambadait à Bougainville, notre bourgade natale ; cette petite localité iconique pour ces magnifiques bougainvilliers qui sèment une pagaille de fleurs multicolores au printemps. Quiconque a connu la belle saison dans ce charmant bourg aurait pu lire l'émerveillement dans les yeux de Louis pendant ce court moment où le temps semble avoir été suspendu, pour que, sans un mot, ses yeux d'une intensité inexprimable, puissent parler de lui.
Cet émerveillement n'a duré que quelques secondes ; la mélancolie qui l'a succédé m'a effrayée. J'avais peur. Qu'est-ce que je vais faire sans lui ? Il est l'épaule sur lequel je m'appuie après une journée difficile. Il est toujours là pour moi dans les hauts comme dans les bas. J'étais terrorisée quand j'ai dû appeler le SAMU ce soir de novembre. Je ne savais pas quoi faire pour chasser cette frayeur qui me broyait les tripes et cette sueur froide qui coulait le long de mon dos.
Sous le calme apparent de son visage, caché en partie par un masque, je devine aisément son désarroi. Son impuissance. Il a peur que le covid ne l'emporte. Cela fait trois jours qu'il m'interdit de m'approcher de lui. Trois jours et trois nuit qu'il s'enferme dans la chambre d'ami. Depuis les premiers symptômes, il s'est rendu à l'hôpital, on lui a donné des médicaments et renvoyé à la maison ; sauf que son état s'est empiré, il n'arrivait plus à respirer normalement.
Quand l'ambulance est venu le chercher à la maison, j'ai vu une larme s'échapper au coin de son œil gauche mais cette goutte d'eau ne saurait laver ses yeux du regret de tous les projets qu'on n'a pas encore réalisés et de tous ceux qu'on aimerait voir aboutir. En l'installant sur la civière, j'ai entendu sa voix résonnée sous son masque : La vie continue Grace.
La vie a bien évidemment suivi son chemin. Je déambulais dans la maison. Seule, telle une Zombie en cage. J'étais vidée de mon énergie. C'est Louis mon carburant. J'ai communiqué avec son médecin en visio. A l'autre bout de l'écran, j'imagine sans mal la détresse de ce petit bonhomme. Bien qu'il soit dans la quarantaine, il garde encore un visage enfantin. Il m'inspire le respect. C'est tellement héroïque de vouloir sauver les autres. Ça l'est encore plus quand on le fait au péril de sa vie. Pendant les dix-sept jours que Louis a passé à l'hôpital, Je lui ai parlé à deux reprises ; couvert d'une blouse blanche, des mains gantés, un masque sur la bouche comme s'il aurait pu me contaminer de là où il est. Même si le pronostic vital de Louis était engagé, il tenait à me rassurait.
Pourvu qu'il arrive à le sauver. C'était insoutenable cette peur qui me tenaillait. Que pouvais-je faire sinon que d'espérer? D'attendre ?
L'attente. La pire invention du monde.
- Ça va aller. Me répétai-je, pour me rassurer.
Trois mots magiques. Ils ont le don d'agir parfois comme un pansement sur l'âme, mais, comme il faut s'y attendre, à force de se les répéter, au bout d'un moment, ils ne font plus effet. On a beau se les administrer telle une potion concoctée par la plus puissante des fées, la boule dans la gorge ne disparaît plus, le nœud au creux de l'estomac reste intact. On est dans une sorte d'état second. On souffre. On ne pense plus. On divague.
Quand je parviens à me débarrasser de cette torpeur, j'essaie de me redonner espoir en me disant qu'il est solide comme un roc ; que ce fléau ne peut avoir raison de lui ; mais chaque matin, quand j'entends à la radio le bilan du jour, je retombe dans mon abrutissement.
La voix nasillarde, un peu gras et surtout calme du présentateur me fait penser à un jeune homme à la fleur de l'âge, même si je sais que l'intonation de ces codes vocaux vont réveiller ma douleur, je ne passe pas un jour sans l'écouter.
- 12 novembre 2020 ; 4 850 nouveaux cas en une journée ; 789 décès ; 1112 cas en réanimation....
- Comment fait-il pour garder cette voix impassible, me dis-je parfois?
Je me mets en rogne en l'écoutant. Décidément, l'autre avait peut-être raison quand il a dit que l'être humain avait de sérieux penchant masochiste.
- Pourquoi je me mets toujours devant la radio pour ne rien rater de ces chiffres ? Sordidement, il appelle son émission le bilan du jour.
- Qui a eu l'idée de vouloir tenir informer la population de chaque décès, de chaque nouveau cas, de chaque victoire de la pandémie sur la médecine ?
- Prend-il plaisir à infiltrer insidieusement la peur à ses auditeurs ?
- Est-ce que je prends du plaisir à écouter ces chiffres, qui, je sais vont me bouleverser?
- C'est quoi le plaisir d'ailleurs ?
- C'est quoi la souffrance ?
- Ne dit-on pas qu'on peut pleurer de joie ?
- Ça sonne creux.
- Masochisme ou hédonisme ? Je ne saurais le dire. Je suis confuse. Le tintement de mon cœur dans ma poitrine et le brouhaha des mots qui se rassemble dans ma tête pour dire : Pourvu que ce ne soit pas Louis, à chaque fois qu'il annonce ces chiffres, font désormais partie de mon quotidien.
- Est-ce normal de préférer que ce soit un autre ?
Louis me manque. Le manque ne se pose pas de question sur la normalité. Le lit est vide. La maison est plongée dans le silence. Je ne mange presque plus. Je maigris a vu d'œil. Je n'ai personne à qui parler. J'ai peur.
Le matin qui précède le fameux coup de téléphone de l'hôpital, j'ai ouvert la radio. Ce n'était plus la même voix, c'était une voix douce. Féminine. Comment une voix si agréable peut-elle parler d'atrocité ?
Mon ami au timbre vocal nasillard a peut-être la laissé sa peau lui aussi. Je ne le connaissais pas, mais il accompagnait mes matinées. Il était devenu proche. J'ai peur de le perdre aussi.
- 20 novembre 2020...
Clac ! J'ai ferme la radio. Je veux ma voix nasonnante même si elle me torture. Je ne veux pas de changement. J'ai peur de ce changement brutal.
Tout à coup, j'ai repense à Louis. S'il ne s'en sort pas? Il est tout pour moi. J'ai repensé à son regard quelques instants avant que les pompiers ne partent avec lui. Ses yeux me rappelaient nos courses folles, pieds nus sur la plage de Bougainville. C'était la belle époque. Nous étions des gamins insouciants. Avec Annie et Gabrielle, nous voltigions sur les pentes de la petite colline Becket ; souvent, nous rejoignons notre cabane, construit par monsieur Blaise pour les oiseaux. Cette bicoque regorge de souvenir. On échafaudait des plans pour attraper des mabouyas ; ces geckos nous foutaient une peur bleue. On leur tendait des pièges faits colle que nous tirions du tronc d'un manguier en y faisant de petites entailles. Nous n'en avions jamais attrapé mais ces appâts nous rassuraient, quand, dans la cabane, nous parlions de nos projets d'avenir. Annie voulait devenir avocate et Gabrielle, ingénieure. Louis et moi, on s'était dit tous les deux, qu'on allait étudier la médecine pour pouvoir remplacer doc Pierre, ainsi que l'appelaient les bougainvillois, le seul médecin de la localité.
Finalement, nos amies sont parties en ville après le lycée, elles ont toutes les deux fait des études de Droit. Louis et moi avons passé un an à voyager avant d'entrer à l'université ; on s'est mis en couple cette année là, puis on s'est marié. Et depuis, on n'a jamais passé plus d'une semaine loin de l'autre. Il est devenu psychologue et moi, assistante sociale. On avait une vie parfaite avant ce fléau.
Quand on m'a appelé ce 21 novembre pour me dire qu'il nous a quittés, j'ai longtemps pleuré. Dans mon désarroi, ses derniers mots (La vie continue) m'ont chatouillés la pensée. Ce jour là, j'ai fait le serment de vivre. De chérir son souvenir jusqu'à l'éternité.