J’ai mal dormi cette nuit. Les nuits précédentes aussi, d’ailleurs. Depuis que Charlène m’a dit qu’elle voulait participer à cette stupide course de ski-alpinisme avec moi.
-Mais tu es folle ! Je n’ai jamais fait d’alpinisme. Et je skie trois jours tous les deux ans depuis l’adolescence.
-Tu verras, on ne peut que gagner. Il faut monter un peu plus de mille mètres avec des peaux de phoque collées sous tes skis, pour ne pas glisser, c’est comme de la marche et tu as l’habitude de faire des efforts. Après, on descend avec des skis normaux, mais on aura pris tellement d’avance à la montée que personne ne nous rattrapera.
Impossible d’arrêter Charlène quand elle a une idée en tête. C’est comme ça que j’ai atterri chez elle à la montagne hier, où m’attendait tout le matériel nécessaire.
Je m’habille méthodiquement. J’ai toujours été lente. D’abord, le tee-shirt respirant, les chaussettes épaisses. Puis, le pantalon de ski, la veste, qu’il faudra enlever dès le début de la montée.
-Alors, tu es prête ? On va être en retard !
Charlène me déséquilibre en entrant comme une furie dans ma chambre pour vérifier mon sac.
-Tu as pensé à prendre une gourde, des gants fins, des gants épais, des lunettes de soleil ? Lily, tu as mis ta veste à l’envers !
Je tape du pied. Il n’y a qu’avec ma grande sœur que je suis aussi cruche. Forcément, elle a tout réussi. Elle a multiplié les clubs de ski alpin, les médailles nationales, les podiums internationaux en solitaire... Et voilà qu’à quarante ans, gorgée de gloire, au hasard d’un passage chez nos parents, au détour de la conversation du dîner, elle me propose de faire en binôme une course locale.
Je ne supporte pas l’intérêt forcé, la condescendance, la pitié.
Ma hargne me fait commencer la montée à une vitesse déraisonnable. J’ai ruminé pendant que Charlène contrôlait mon petit déjeuner, lors du trajet en voiture jusqu’au départ, sous les cris d’enthousiasme des spectateurs au lancement de la compétition. Et maintenant je peux enfin cracher ma mauvaise humeur dans la neige, en écrasant, malmenant, frappant sous mes skis ces amas floconneux qui s’opposent à mon avancée.
-Lily, moins vite. On a environ deux heures de montée, ne t’épuise pas dès les premières minutes.
J’accélère encore. Charlène soupire, mais adapte son rythme au mien.
Nous évoluons côte à côte. J’aime le chuintement de la neige sur laquelle je fais glisser mes skis avec application. J’aime les changements de sensation quand on passe dans la poudreuse qui enveloppe, dans la neige croûtée qui casse, sur la glace qui déséquilibre le temps que mes bâtons me rattrapent. J’écoute les oiseaux qui n’ont pas froid dans les sapins, je laisse l’analyse du terrain à Charlène.
-On va mettre les cales ici, Lily, la pente est plus forte.
Les binômes ont parfois du bon. J’aime être seule dans ma tête, dans mon effort, sans me soucier des détails. Heureusement, car je suis souvent seule dans ma vie, même si une bonne âme se présente toujours pour gérer les détails.
Personne ne nous rattrape, mais je ne me réjouis pas pour autant. Je sais que je n’handicape pas trop Charlène à la montée, j’ai toujours été sportive, endurante, à tenir deux tours de stade de plus que les autres en footing parce que repousser mes propres limites était plus à ma portée que repousser les limites du monde. Mais la descente sera autre chose. Je suis certainement la plus lente de tous les concurrents.
-Il n’y aura probablement pas plus de trois binômes féminins, a essayé de me rassurer notre mère. Vous monterez forcément sur le podium, au moins de cette catégorie.
Sauf que Charlène n’est pas là pour gagner parmi les femmes. Ni même parmi les binômes. Elle veut gagner. Avec un point à la ligne, sans astérisque.
On arrive en haut les premières.
-Déjà ? s’exclame le contrôleur de la course qui en a pourtant vu d’autres.
On est au sommet de la montagne, où il n’y a plus d’oiseaux, puisqu’il n’y a plus d’arbres. Seulement le froid. Un froid solitaire, rancunier, qui semble vouloir m’attaquer à la poitrine, contester mon droit à être là, uniquement parce que j’ai une sœur championne.
Charlène a déjà dépeauté ses skis et rechaussé alors que je ne me suis pas encore décidée à enlever mes gants. Elle appuie du pied sur mes fixations, me demande juste de mettre mes chaussures en position descente pendant qu’elle s’occupe de transformer mes skis qui accrochaient dans la pente en du matériel de glisse optimisé. Une boule de fierté blessée se bloque dans ma gorge. A trente-cinq ans, j’habite encore chez mes parents, ils me font à manger, ce n’est peut-être pas la peine que ma grande sœur m’habille ? Ma grande sœur qui a demandé à partir en pension à cinq ans, quand je suis née. Pour ne pas avoir à se battre contre moi pour l’affection de nos parents. Le seul combat qu’elle n’ait pas voulu mener.
On se lance sur la descente. J’ai tout de suite aimé le ski quand j’ai découvert l’activité, la sensation de glisser sur un toboggan interminable. Mais j’ai horreur d’aller vite. Je veux avoir le temps de ressentir ce qui se passe. Il y a suffisamment de choses que je ne contrôle pas.
Charlène est devant moi et elle fredonne. Elle chante très faux. Elle file beaucoup plus rapidement que je n’aimerais, je n’ai pas la possibilité de déceler les changements de neige et de pente, mais elle me prévient.
-Attention, une plaque de verglas... Petits virages, maintenant !
Je ne sais pas de combien je la retarde par rapport à sa vitesse habituelle, à sa vitesse maximale, mais je me laisse entraîner dans son sillage, et c’est finalement grisant. Le vent joue dans mes cheveux, en tout cas ceux qui dépassent de mon casque. Au lieu de me laisser surprendre comme quand je skie seule, j’ai un temps d’avance sur la montagne, mon allure est adaptée, et j’ai l’impression de maîtriser mon environnement, pour une fois dans ma vie.
Les spectateurs hurlent à l’arrivée, j’entends qu’on est talonnées, Charlène me prend le bras et m’entraîne.
-Tout droit, les skis !
Je suis obligée d’obéir pour ne pas la faire tomber. Le bruit des skis sur la glace est apocalyptique.
On gagne.
Elle gagne.
Moi, je suis celle qui l’a mise en difficulté, celle contre qui elle s’est battue.
A quarante ans, après avoir tout gagné, c’était sa seule manière de remporter une nouvelle victoire.
J’ai envie de pleurer. Elle me pousse sur l’estrade. On nous passe des médailles autour du cou. On m’acclame. Je suis plus le centre de l’attention qu’elle. Je vais éclater en sanglots. Je n’ai accompli aucun exploit, c’est elle qui a tout fait. Cette pitié... J’ai envie de crier, frapper, détruire...
-Lily, il faut un courage immense pour se lancer dans une discipline où sa grande sœur excelle, et en binôme avec elle. Où l’avez-vous trouvé ?
-Lily, c’est votre première expérience de montée en ski de randonnée. Vos impressions ?
-Lily, vous venez de la ville, un effort aussi physique à une telle altitude ne vous a pas incommodée ?
Je suis désarçonnée par leurs questions. Pas un mot sur... Est-ce une nouvelle façon de s’apitoyer ? Etre trop gêné pour le montrer ?
C’est Charlène qui me donne le micro à la main pour leur répondre.
C’est alors que je comprends. Je comprends le dernier combat de ma grande sœur. J’ai du mal à attendre qu’on se retrouve seules pour avoir la confirmation.
-Charlène... Tu ne leur as pas dit...
-En quoi était-ce pertinent pour la compétition ? On m’a demandé ton sexe, ton âge et ton poids. Lily, je n’ai jamais été là pour t’aider sur le chemin de la vie. Alors dans cette course, je voulais que tu gagnes ton identité. Que tu sentes comment les autres te voient. Une femme sportive, volontaire, avec du caractère. Pas une aveugle.
-Mais tu es folle ! Je n’ai jamais fait d’alpinisme. Et je skie trois jours tous les deux ans depuis l’adolescence.
-Tu verras, on ne peut que gagner. Il faut monter un peu plus de mille mètres avec des peaux de phoque collées sous tes skis, pour ne pas glisser, c’est comme de la marche et tu as l’habitude de faire des efforts. Après, on descend avec des skis normaux, mais on aura pris tellement d’avance à la montée que personne ne nous rattrapera.
Impossible d’arrêter Charlène quand elle a une idée en tête. C’est comme ça que j’ai atterri chez elle à la montagne hier, où m’attendait tout le matériel nécessaire.
Je m’habille méthodiquement. J’ai toujours été lente. D’abord, le tee-shirt respirant, les chaussettes épaisses. Puis, le pantalon de ski, la veste, qu’il faudra enlever dès le début de la montée.
-Alors, tu es prête ? On va être en retard !
Charlène me déséquilibre en entrant comme une furie dans ma chambre pour vérifier mon sac.
-Tu as pensé à prendre une gourde, des gants fins, des gants épais, des lunettes de soleil ? Lily, tu as mis ta veste à l’envers !
Je tape du pied. Il n’y a qu’avec ma grande sœur que je suis aussi cruche. Forcément, elle a tout réussi. Elle a multiplié les clubs de ski alpin, les médailles nationales, les podiums internationaux en solitaire... Et voilà qu’à quarante ans, gorgée de gloire, au hasard d’un passage chez nos parents, au détour de la conversation du dîner, elle me propose de faire en binôme une course locale.
Je ne supporte pas l’intérêt forcé, la condescendance, la pitié.
Ma hargne me fait commencer la montée à une vitesse déraisonnable. J’ai ruminé pendant que Charlène contrôlait mon petit déjeuner, lors du trajet en voiture jusqu’au départ, sous les cris d’enthousiasme des spectateurs au lancement de la compétition. Et maintenant je peux enfin cracher ma mauvaise humeur dans la neige, en écrasant, malmenant, frappant sous mes skis ces amas floconneux qui s’opposent à mon avancée.
-Lily, moins vite. On a environ deux heures de montée, ne t’épuise pas dès les premières minutes.
J’accélère encore. Charlène soupire, mais adapte son rythme au mien.
Nous évoluons côte à côte. J’aime le chuintement de la neige sur laquelle je fais glisser mes skis avec application. J’aime les changements de sensation quand on passe dans la poudreuse qui enveloppe, dans la neige croûtée qui casse, sur la glace qui déséquilibre le temps que mes bâtons me rattrapent. J’écoute les oiseaux qui n’ont pas froid dans les sapins, je laisse l’analyse du terrain à Charlène.
-On va mettre les cales ici, Lily, la pente est plus forte.
Les binômes ont parfois du bon. J’aime être seule dans ma tête, dans mon effort, sans me soucier des détails. Heureusement, car je suis souvent seule dans ma vie, même si une bonne âme se présente toujours pour gérer les détails.
Personne ne nous rattrape, mais je ne me réjouis pas pour autant. Je sais que je n’handicape pas trop Charlène à la montée, j’ai toujours été sportive, endurante, à tenir deux tours de stade de plus que les autres en footing parce que repousser mes propres limites était plus à ma portée que repousser les limites du monde. Mais la descente sera autre chose. Je suis certainement la plus lente de tous les concurrents.
-Il n’y aura probablement pas plus de trois binômes féminins, a essayé de me rassurer notre mère. Vous monterez forcément sur le podium, au moins de cette catégorie.
Sauf que Charlène n’est pas là pour gagner parmi les femmes. Ni même parmi les binômes. Elle veut gagner. Avec un point à la ligne, sans astérisque.
On arrive en haut les premières.
-Déjà ? s’exclame le contrôleur de la course qui en a pourtant vu d’autres.
On est au sommet de la montagne, où il n’y a plus d’oiseaux, puisqu’il n’y a plus d’arbres. Seulement le froid. Un froid solitaire, rancunier, qui semble vouloir m’attaquer à la poitrine, contester mon droit à être là, uniquement parce que j’ai une sœur championne.
Charlène a déjà dépeauté ses skis et rechaussé alors que je ne me suis pas encore décidée à enlever mes gants. Elle appuie du pied sur mes fixations, me demande juste de mettre mes chaussures en position descente pendant qu’elle s’occupe de transformer mes skis qui accrochaient dans la pente en du matériel de glisse optimisé. Une boule de fierté blessée se bloque dans ma gorge. A trente-cinq ans, j’habite encore chez mes parents, ils me font à manger, ce n’est peut-être pas la peine que ma grande sœur m’habille ? Ma grande sœur qui a demandé à partir en pension à cinq ans, quand je suis née. Pour ne pas avoir à se battre contre moi pour l’affection de nos parents. Le seul combat qu’elle n’ait pas voulu mener.
On se lance sur la descente. J’ai tout de suite aimé le ski quand j’ai découvert l’activité, la sensation de glisser sur un toboggan interminable. Mais j’ai horreur d’aller vite. Je veux avoir le temps de ressentir ce qui se passe. Il y a suffisamment de choses que je ne contrôle pas.
Charlène est devant moi et elle fredonne. Elle chante très faux. Elle file beaucoup plus rapidement que je n’aimerais, je n’ai pas la possibilité de déceler les changements de neige et de pente, mais elle me prévient.
-Attention, une plaque de verglas... Petits virages, maintenant !
Je ne sais pas de combien je la retarde par rapport à sa vitesse habituelle, à sa vitesse maximale, mais je me laisse entraîner dans son sillage, et c’est finalement grisant. Le vent joue dans mes cheveux, en tout cas ceux qui dépassent de mon casque. Au lieu de me laisser surprendre comme quand je skie seule, j’ai un temps d’avance sur la montagne, mon allure est adaptée, et j’ai l’impression de maîtriser mon environnement, pour une fois dans ma vie.
Les spectateurs hurlent à l’arrivée, j’entends qu’on est talonnées, Charlène me prend le bras et m’entraîne.
-Tout droit, les skis !
Je suis obligée d’obéir pour ne pas la faire tomber. Le bruit des skis sur la glace est apocalyptique.
On gagne.
Elle gagne.
Moi, je suis celle qui l’a mise en difficulté, celle contre qui elle s’est battue.
A quarante ans, après avoir tout gagné, c’était sa seule manière de remporter une nouvelle victoire.
J’ai envie de pleurer. Elle me pousse sur l’estrade. On nous passe des médailles autour du cou. On m’acclame. Je suis plus le centre de l’attention qu’elle. Je vais éclater en sanglots. Je n’ai accompli aucun exploit, c’est elle qui a tout fait. Cette pitié... J’ai envie de crier, frapper, détruire...
-Lily, il faut un courage immense pour se lancer dans une discipline où sa grande sœur excelle, et en binôme avec elle. Où l’avez-vous trouvé ?
-Lily, c’est votre première expérience de montée en ski de randonnée. Vos impressions ?
-Lily, vous venez de la ville, un effort aussi physique à une telle altitude ne vous a pas incommodée ?
Je suis désarçonnée par leurs questions. Pas un mot sur... Est-ce une nouvelle façon de s’apitoyer ? Etre trop gêné pour le montrer ?
C’est Charlène qui me donne le micro à la main pour leur répondre.
C’est alors que je comprends. Je comprends le dernier combat de ma grande sœur. J’ai du mal à attendre qu’on se retrouve seules pour avoir la confirmation.
-Charlène... Tu ne leur as pas dit...
-En quoi était-ce pertinent pour la compétition ? On m’a demandé ton sexe, ton âge et ton poids. Lily, je n’ai jamais été là pour t’aider sur le chemin de la vie. Alors dans cette course, je voulais que tu gagnes ton identité. Que tu sentes comment les autres te voient. Une femme sportive, volontaire, avec du caractère. Pas une aveugle.