La Trace

Ce soir, je suis seul face à toi. Seul face à ta beauté et ta douceur, toi qui sais aussi être, hélas, capricieuse et féroce. Seul face à toi, mère nourricière des hommes, toi qui m'a nourri et bercé tout le long de ma longue vie. J'observe la trace de tes longs mouvement sur le doux sable chaud. Une trace qui m'auras guidé tout le long de ma vie...
 

Aujourd'hui, les larmes ruissèlent sur mon visage ridé à l'annonce de ton seul nom. J'ai toujours refusé de quitter mon petit village natal de Polynésie, malgré les colères de ma femme, simplement pour te garder près de moi.
 

J'ai eu une enfance fort heureuse avec une famille aimante, et un père aimable. Celui-ci était mon héros car, de tous les marins du village, mon père était le meilleur. Il m'a tout appris : comment pêcher, comment communiquer avec les animaux, et surtout comment te servir.
 

En effet ma chère, pour nous pauvres mortels de cette contrée, tu étais et tu seras toujours une divinité, parfois bienveillante, parfois violente et hargneuse. Tu es celle qui nous offre de quoi manger et qui nous protège.
 

Mais voilà que je m'égare. Vers mes 10 ans, mon père, ce brave homme décéda d'une violente crise cardiaque, laissant ma mère seule avec moi et mes dix frères et sœurs.
 

Ma mère, cette femme forte, cependant ébranlée par cette terrible nouvelle, ne laissa rien paraître et décida de se retrousser les manches afin de nous assurer un avenir prospère.
 

Elle reprit le bateau de mon père et décida de poursuivre le travail de mon père, c'est à dire pêcher.
 

Ainsi, la vie s'écoula paisiblement et j'eus bientôt 18 ans. À cette époque, comme tous les garçons de mon âge, j'étais uniquement concentré sur mes amis et ma vie sociale, tout en faisant une cour assidue à la gent féminine...Si bien, qu'à la fête du village, je tombas amoureux d'une sublime jeune femme. Mes sentiments étaient partagés et six mois plus tard, nous étions mariés.
 

Toutefois, ma chère, je l'avoue sans fard mais avec beaucoup de remord, je t'ai délaissée, hélas...
 

Et pendant que je me consacrais aux plaisirs de la vie, j'ai oublié de te consacrer l'attention que tu méritais, puisses-tu me pardonner...
 

Une fois mariés, ma femme et moi sommes restés ici, au bord de tes rivages, afin de sentir la rude mais réconfortante caresse du vent. Je devins forgeron et je t'abandonna complètement, la tête ailleurs, concentré sur ma vie de famille. J'ai dit famille ? J'eus en effet 3 enfants avec ma femme, 3 beaux enfants jeunes et vigoureux. 
 

Et le temps passa, passa... Ma femme voulait absolument que j'aille travailler en ville, où j'aurais pu obtenir un bien meilleur salaire. Mais j'ai toujours refusé, malgré ces scènes, car même si je n'avais plus beaucoup de temps à te consacrer, tu restais toujours dans un coin de ma tête, ma belle. La trace humide que tu laissais sur le sable durant mon enfance me hantait toujours et ça aurait été un déchirement de partir loin de toi.
 

Bref, mes enfants devinrent à leur tour parents et moi et ma femme sommes devenus grand-père. Mais hélas, tu nous as châtiés, toi et ton sourire couleur bleue océan qui me nargue cruellement.
 

En effet, ma femme et moi avons invité un de nos petits-enfants sur le vieux bateau de mon père. Cela allait faire bientôt quarante ans que je n'avais pas mis un seul pied sur le pont d'un navire. J'étais heureux, insouciant... Et soudain la tempête qui déchira les voiles, les cris de l'enfant, les pleurs et les supplications de ma femme, priant doucement à genoux. Et moi qui t'imaginait avec ton sourire pervers aux lèvres, tel une vieille maîtresse qui se venge de son ancien amant. J'avais compris que tu étais résolu à te venger...
 

Quand je repris connaissance , J'étais seul sur la plage. À mes côtés, les débris du fier navire de mon père et surtout les corps de ma femme et de mon petit-fils gorgés d'eau.
 

Pour décrire ce que je vivais, il n'y avait tout simplement pas de mots. Les larmes, ma chère, toujours les larmes... et impossible de les arrêter.
 

Peu après l'enterrement, mes fils étant partis depuis quelques années déjà à la ville,ils me proposèrent de les rejoindre. Mais je ne voulus pas. En effet,je me suis décidé à accepter la juste punition, que tu m'avais infligée, pour reprendre le travail de mon père, mener un pèlerinage sur tes rivages afin de trouver la paix intérieure et ainsi corriger le mal que j'avais fait en te tenant à l'écart de ma vie...
 

Ainsi ce soir, je suis seul face à toi. Les oiseaux chantent, le ciel est beau et tes vagues dansent de leurs mouvements harmonieux. Dix ans ce sont écoulés depuis la mort de ma femme et de mon petit-fils, morts noyés sous ta colère. 
 

Et désormais je souris. Le long pèlerinage de dix ans que j'ai accompli s'achève enfin.
 

Je te pardonne...
 

Je te pardonne de m'avoir enlevé les deux êtres les plus chers de mon existence car je sais que tu es la seule qui compte à mes yeux...Tu es ma déesse, mon passé, mon présent, et mon futur, tu as été mon berceau et tu seras mon linceul et je t'aime.
 

Désormais, la trace de tes vagues dans le sable, me revient en mémoire. Et je continue à sourire, doucement, pendant que je m'enfonce dans tes flots tranquille jusqu'à être englouti par ceux-ci.
 

Désormais je peux rejoindre mes deux petits anges en paix.
 

Ô mer, que je t'ai aimé !!!
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