La Trace

Violent. Voilà ce qu'il fut cette nuit. Comme toutes les nuits. Cela me fait bizarre de l'écrire : coucher ce mot sur un papier, c'est accepter de le voir tel qu'il l'est. 
Cette nuit, ce fut de trop. Trop pour moi. Trop pour mon corps. Trop. Parce que celui-ci arrive à ce stade où il n'est plus en mesure de supporter. Malgré mes efforts pour croire à ses excuses, mon corps a lâché sous ses coups affamés. Trop. Aujourd'hui, j'ai décidé que cela en était assez. 
Lundi 27 février. Comme chaque matin, j'ai du mal à me lever. Pas à me réveiller, mais à me lever tout court. Car comme chaque soir, hier, j'ai eu le droit à sa colère. Elle m'est tombée dessus brutalement. Avec ses poings, acharné, il m'a fait regretter d'exister et avec ses mots blessants, il m'a humiliée. Après ses crises, il me supplie de le pardonner. Et chaque nuit c'est ce que je fais, dans l'espoir que demain soit meilleur.  
Ce matin, les images me reviennent, plus douloureuses. Comme un appel à l'aide de mon subconscient. Et je revois ses mains agrippant mon cou, sa force me plaquant au sol, les larmes tombant de part et d'autre de mon visage violacé, j'entends mes cris de détresse. Ce matin, je revois l'agonie. 
A ces flashs, mes membres se sont mis soudainement à trembler. J'en peux plus. Je craque. Pour la première fois je me l'autorise. La souffrance de trop. J'ai couru vomir aux toilettes, espérant que cela me débarrasse aussi de cette sensation répugnante occupant mon corps : celle d'avoir été faible, d'avoir été idiote, d'avoir été lâche. 
Une fois vidée, j'ai levé le menton devant ce miroir brisé par d'autres coups, d'autres nuits et cette fois, je me suis dit que s'en était définitivement assez. 
Alors je me suis maquillée, j'ai camouflé les traces sous un fond de teint opaque. Qu'allais je faire ? Que devais je faire ? Je ne peux pas partir. Il me retrouvera, me réduira à néant. Je ne peux pas non plus et simplement lui dire « stop », il me rira au nez avant de me frapper plus fort encore. Je ne peux pas appeler à l'aide, cela prouverait toute ma vulnérabilité. 
Une évidence : le tuer ! Mon corps tremble à cette seule idée. Non, non il m'est impossible de l'envisager ! Et pourtant... Non, stop ! Je ne ferais pas quelque chose d'aussi atroce. Je ne serais pas capable de cela. Et s'il n'y avait pas d'autre choix ? Je ne veux plus penser. Cette possibilité dépasse ce dont je suis capable. Je refuse de commettre une telle chose. Et pourtant, si j'y étais forcée ?
Toujours face au miroir brisé, pour une fois dans ma vie, j'ai voulu mériter. Mériter une vie comblée d'amour et de passion. De rire et de bonheur. De souffle et de liberté. Me sentir légère. Sans plus aucun poids, plus aucune trace à camoufler, plus aucune larme à sécher. 
Devant le reflet de ce visage boursouflé, j'ai décidé de le tuer.
Après m'être préparée, je suis partie m'aérer l'esprit. Éloigner ce brouillard dans ma tête. Il fallait que je réfléchisse, non plus à l'idée de le tuer mais à la manière dont j'allais m'y prendre. Si je voulais une nouvelle vie sans drame, je me devais de faire quelque chose de discret, où on ne pourrait m'inculper.
Une solution s'imposa : nous avons un jardin dans lequel se trouve de nombreuses plantes, dont une toute particulière, la digitale. 
Il y a environ 1 an, j'ai appris que j'avais un problème au cœur, mon médecin m'a alors recommandée cette plante en tisane car elle a la vertu de rééquilibrer naturellement le rythme cardiaque. Mais il est évident qu'elle entrainerait la mort d'une personne sans aucune défaillance cardiaque. C'était absolument parfait. Quand les policiers arriveront, je leur dirai m'être préparée mon habituel breuvage, comme indiqué sur l'ordonnance prescrite par mon médecin et que, sans doute par inadvertance, mon mari en a bu. Un meurtre sans laisser de traces, c'était parfait ! De toute façon, comment aurais je pu assassiner mon propre mari ? 
La journée s'est déroulée dans une ambiance étrange. C'était le calme avant la tempête, je le savais.  Je me sentais coupable, mais je n'ai pas douté de mon action. II avait dépassé la ligne rouge, d'ailleurs dès la première fois où il a levé la main sur moi. J'avais, tant bien que mal, essayé d'être compréhensive, de lui donner de nouvelles chances chaque fois qu'il me frappait, de croire à ses belles paroles. Mais jamais une femme, ou n'importe qui d'autre d'ailleurs, devrait être « compréhensive » pour des coups qu'on lui a portés, physiques ou psychiques. Peu importe l'excuse qu'il vous donne, la conséquence est la même : un visage marqué, un état mental qui prend un sacré coup. Tout ce que cette personne malveillante fait laisse des traces irréversibles. Mais dans mon cas, à défaut de ne pas pouvoir les effacer de mon visage, je peux au moins les arrêter. Et cela, dès qu'il boira ce que je lui ai gentiment concocté il y a 30 minutes. Il ne pourra pas se plaindre : je l'ai fait avec amour !
Des clefs entrent dans la serrure. Le moment est venu. La porte s'ouvre. Je stresse mais ne regrette rien, parce que ce soir je serai, je le crois à cet instant, une femme libre. 
-Chérie, tu es là ? questionne-t-il de son air innocent qui m'insupporte. 
-Oui, je suis ici. Tu as passé une bonne journée ? Je t'ai préparé un milkshake comme tu les aimes, il est sur le comptoir !
Il s'y rend, saisit la boisson. 
Il faut qu'il boive, je ne peux plus supporter cette pression si intense. Je le vois approchant son nez de cette dernière, comme un sixième sens. C'est terminé. Une lueur de haine passe dans ses yeux. Il a dû apprendre à reconnaitre cette odeur. Non ! C'est irréel ! Il est hors de lui. Tout ça n'est qu'un cauchemar de plus. Et pourtant, quand il enroule ses mains autour de ma gorge et que ma vision se floute, tout est bien réel. Pas pour longtemps. Sa prise se resserre.
Morte. Voilà ce que je suis. Plus qu'une âme battue, qui n'a su résister.
Toute cette fin, j'aurai voulu l'écrire, laisser une trace pour toutes celles qui les maquillent. Mais le destin en a décidé autrement. 
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