Du haut de sa tour, elle domine un monde terne et triste, jonché de détritus, parasité d'impolitesse et privé de futur.
Plutôt qu'une tour, c'est un immeuble comme les autres, mais ce choix de mot décalé confère à son petit monde une dimension de conte de fées. La chaleur étouffante de la mi-juillet est plus supportable quand elle s'imagine être la princesse, la reine, ou qu'importe le titre, à vrai dire, d'un royaume désertique qu'une vieille sorcière aurait maudit pour condamner ses habitants à une lente et douloureuse agonie.
Le petit ventilateur à piles, posé dans le bac à géraniums desséchés du balcon, gonfle ses cheveux d'un peu d'air frais. Flore a collé une étiquette dessus avec son nom pour éviter que sa coloc ne le lui vole. Ce petit trésor est indispensable à sa survie.
Derrière elle, Nina, ladite coloc, est affalée sur le canapé. Elle agite un éventail en papier réalisé à partir d'une vieille facture d'eau, du temps où l'eau n'était pas aussi précieuse à leurs yeux qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Le journal télévisé répète pour la quinzième fois de la semaine - on est mardi - que les températures atteintes en France sont exceptionnelles, que ce sont les plus hautes jamais enregistrées et que, oh, surprise : elles ne sont pas près de redescendre.
— On va tous crever, on a compris, râle Nina en zappant sur la chaîne sportive.
Un match commence à peine. Nina paraît presque revivre. La sueur sur son front n'est plus le fait de la chaleur insupportable, mais celui de son implication passionnelle pour son équipe favorite. Flore la laisse à son divertissement et se penche sur son balcon, autant pour essayer de grappiller un peu d'air frais que pour rêver encore à ses fantaisies de royaume maudit.
Maudits, elle commence à croire qu'ils le sont tous réellement. Mais ce n'est pas l'œuvre d'une sorcière ou d'une divinité obscure. C'est la leur. C'est la faute du commerçant de la supérette d'en face, qui fume ses cigarettes sur le trottoir et écrase ses mégots par terre. Tout autour de son commerce, on ne voit plus rien du sol, seulement des cendres. C'est aussi la faute de ces gens qui ne prennent pas la peine de trier leurs déchets dans les conteneurs près de l'arrêt de bus : voilà encore cette vieille dame qui jette ses bouteilles en verre avec les déchets ménagers.
Mais c'est aussi la faute de Flore. Que fait-elle, pour son petit monde, si ce n'est le contempler en soupirant du haut de sa tour ?
Les piles du ventilateur tombent à plat. La température de son corps augmente, elle se sent brûler de l'intérieur. À croire que la télé parlait d'elle et non de la planète. C'est peut-être le cas, en un sens. Les deux ne sont-elles pas liées ?
Flore continue son observation : les cigarettes, les poubelles, l'arrêt de bus, les nuages noirs des pots d'échappement. Rien sur quoi elle puisse avoir un impact. Et puis soudain, le feu tricolore passe au rouge. Les voitures s'arrêtent. Flore connaît bien cette intersection : le feu piéton met des années à passer au vert. Tout le monde l'ignore et traverse quand bon lui semble.
Pas aujourd'hui. Aujourd'hui, une silhouette dissidente, les pieds joints au bord du passage clouté, attend que le bonhomme vert s'illumine. Un couple la rejoint et, voyant la dissidente immobile, s'arrête à son tour. Rapidement, c'est presque une dizaine de têtes, de chaque côté de la chaussée, qui attendent. Flore n'a jamais vu pareil sortilège. C'est toujours l'anarchie, là-bas.
Quand les silhouettes se mélangent enfin sur les clous, elle a déjà élaboré sa théorie sur ce petit miracle : un seul héros suffit à donner l'exemple pour que d'autres le suivent et que, menacés par la marginalité, même les pires vilains n'osent plus s'aventurer à contre-courant.
Dans son dos, Nina acclame son équipe en bonne voie pour gagner. Flore, elle, a hâte de tester sa théorie.
Le lendemain matin, elle saute du lit à l'aube. Nina est déjà dans le salon, absorbée par une énième rediffusion de match. La température de l'appartement est encore supportable, mais l'éventail en papier est déjà à portée de main.
Flore se penche à la fenêtre. Son royaume est quasi désert : pas de voitures, ni de piétons, mais surtout : plus un seul mégot de cigarette. Elle a passé une partie de la nuit à libérer le trottoir de ses cendres. Un seul héros suffit à donner l'exemple, se répète-t-elle en guettant l'arrivée de l'épicier pollueur. Un sol jonché de mégots est déjà perdu, alors à quoi bon se donner la peine de le préserver ? Les autres le font, alors pourquoi, moi, je devrais m'embêter ? Qu'est-ce que ça change ? Il ne pourra plus se cacher derrière ces excuses.
Flore trépigne d'impatience. Le voilà qui ouvre boutique. Il prépare sa vitrine et sa caisse puis sort fumer sa première cigarette. La fumée grise souille l'air de ses volutes insaisissables. Flore n'a d'yeux que pour le concentré de tabac, qui diminue, diminue, et diminue encore jusqu'à perdre toute sa valeur. L'épicier le jette au sol et l'écrase sous sa semelle. Le talon planté dans le béton, il se fige et zieute le sol autour de lui, agité.
Nina, derrière, tape soudain la mesure de sa fébrilité sur ses genoux. Un point est sur le point d'être marqué. Allez, allez, allez. Faites un effort. Puis elle crie de joie, si fort que Flore ne peut s'empêcher de jeter un œil au score. Quand elle reporte son attention sur le trottoir d'en face, le commerçant a disparu. Aucun mégot par terre. Son cri de joie à elle reste silencieux.
Le monde est vaste, mais le sien ne l'est pas tant que ça : du feu tricolore au giratoire, Flore a du pouvoir. Ni une ni deux, elle enfile une tenue décente, ignore les grognements de Nina lorsqu'elle passe et repasse devant la télé, empoigne leurs poubelles et quitte l'appartement. Flore n'est pas incollable sur le tri sélectif, mais elle s'est toujours efforcée de s'y tenir de son mieux. Seulement, si elle n'y réfléchit pas plus que cela, c'est normal, alors, que les autres n'y réfléchissent pas non plus.
Dehors, le jour s'est levé et la fournaise se devine. Flore rejoint les bennes, pose ses poubelles et, au lieu de les trier, prétend réfléchir à où va quoi.
La première voisine ne tarde pas à arriver : cette vieille dame qui jette toujours tout dans la même benne. Flore trie avec application. Et là, ça ne rate pas : sa voisine sépare pour la première fois ses emballages de ses bouteilles en verre. Elle fait attention. De quoi aurais-je l'air, si elle me voit tout balancer au hasard ? L'humain est une créature étrange : Flore doit jouer sur son égocentrisme pour qu'éclose sa sensibilité. La vieille dame repart. En fin de compte, ce n'est pas compliqué.
Flore réitère l'expérience jusqu'à ce que le jour décline. Elle a survécu à la fournaise sans même s'en rendre compte. Elle s'attend presque, en remontant chez elle, à entendre le journal déclarer que les températures redescendent. Mais Nina regarde le sport. Elle se détourne de l'action pour dévisager sa colocataire.
— Je peux savoir pourquoi tu as passé un jour de congé à traîner autour des bennes ?
Flore lui explique tout, de sa théorie à l'application, aux dizaines de personnes qui ont fait l'effort du tri en la voyant elle-même le faire. Nina reste sceptique.
— C'est comme au sport, tente Flore en changeant de tactique. Si ton joueur préféré découvrait une nouvelle façon de jouer qui garantit la victoire, mais qui est plus difficile, que crois-tu qu'il ferait ?
— Je ne vois pas bien ce que tu gagnes à t'assurer que la voisine jette ses emballages dans la poubelle jaune.
Flore la tire par le bras jusqu'au balcon. Le trottoir n'a jamais été aussi propre, et aucun dépôt sauvage n'encombre les alentours des bennes. C'est surnaturel. Presque autant que ces gens qui attendent sagement aux abords du passage piéton. Nina aurait presque envie de leur hurler de traverser, mais ce sont eux qui ont raison. Flore n'a pas besoin de prononcer un mot. Nina le devine :
Du haut de leur tour, elles dominent un monde qui peut oser rêver à un futur meilleur.