La Soupière

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Je rentre.
Je lui ai dit que je rentrais à sept heures et demie comme chaque jour.
Elle sait qu'il faut une demi-heure, depuis le quai aux fleurs.
Elle sait que ce n'est pas toujours que je peux finir à sept heures pile.
Donc elle sait aussi que sept heures et demie, parfois c'est sept heures quarante, ou même un peu plus.
Pourtant, chaque soir, elle ouvre la porte, et dit : « La soupe a refroidi. »
Et elle retourne dans la cuisine.

Dans la salle à manger, la soupière est déjà sur la table, forcément, depuis sept heures vingt-cinq.
Elle sait aussi que je n'aime pas la soupe.
Tous les soirs, elle fait de la soupe.
Pas seulement en hiver.
Tous les soirs, il y a sur la table, cette soupière, quand je rentre.
C'est une vieille soupière.
Elle dit que c'est celle de son arrière-grand-mère, la grand-mère de sa mère.
Je veux bien la croire, une soupière si triste.
Blanche, avec un liseré doré dont il manque des morceaux.
Une soupière sans intérêt, austère.
Pas une de celle qu'on trouve à la campagne, avec des centaurées bleues et des pâquerettes blanches et roses.

Non, c'est une soupière urbaine, dure, faite exprès pour cette salle à manger vert sombre, avec ses chaises marron au cuir délabré, usé par le postérieur sec d'ancêtres acariâtres.
Une soupière bien trop grande pour une soupe pour deux que je ne mange pas.
Une chose ridicule entre elle et moi, au milieu de la table, vers laquelle, elle et moi, baissons les yeux.
Depuis longtemps.

Une accusation de soupe froide, comme une esquive à se regarder, pour une fois, pour de vrai.
Autrement que de cette façon dont elle épie les prétextes à reproches futurs et invariables.
Ce soir encore, la soupière sera là, laissant échapper l'odeur affreuse des poireaux et des céleris.
Les effluves du temps qu'elle a passé à les éplucher, les couper, les cuisiner, les mixer, et quoi encore ? Ce temps dont elle me fera le décompte, assorti de celui des minutes où la mixture infâme a refroidi, par ma faute, mon délit abject de flânerie supposée, de tromperie éventuelle, de désinvolture libertaire face à l'implacable nécessité de la confrontation avec le mélange légumier.

Je marche dans la rue des Capucines et je m'imagine déjà devant la porte du vestibule, accrochant mon manteau, résignée, avançant à petits pas vers le supplice, hésitant à entrer sur le lieu de ces tortures culinaires, qu'elle impose, sure d'elle, quotidiennement.

Je marche, j'avance, je me rapproche, je ralentis. Mes pieds essaient de faire les mouvements les plus infimes qui soient. Mes yeux s'arrêtent sur un parterre de tulipes, j'en savoure les couleurs.
Je résiste, mais imperceptiblement, j'avance vers la rue, notre rue, la porte noire, la maison, notre maison, le couloir sombre, et le lieu de notre silence.

Je ralentis encore, je ne bouge presque plus.
Je ne veux pas, pourtant je m'approche.
Ce soir comme tous les soirs, je vais entrer, vingt-cinq rue des Glycines.

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