La soupe de la victoire

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Alice retira d'un geste théâtral le drap qui recouvrait sa gazinière. De la poussière virevolta dans les bas rayons du soleil automnal, avant de se redéposer sur les cartons à moitié déballés qui encombraient la pièce. La jeune femme contempla son œuvre, aussi satisfaite qu'inquiète. Avec un tel piano de cuisine, désormais aucun plat ne lui était hors de portée. Pourtant, le doute subsistait. Serait-ce suffisant pour concocter une soupe digne de ce nom ? Ne s'était-elle pas un peu emballée en s'inscrivant à ce concours de potage, elle pour qui la préparation d'une soupe s'était résumée jusqu'à ce jour à l'ouverture du micro-ondes pour réchauffer le contenu d'une brique en carton ?
Il était trop tard pour avoir des regrets. L'inscription était faite et le concours aurait lieu demain.
— Bon. Il me faut, hum... un mixeur, et heu... des légumes, bien sûr !
 
***
 
Si Alice s'était inscrite au concours de potage de Merlebois, ce n'était ni pour la gloire ni pour le prix fantastique mis en jeu, à savoir, son poids en pommes de terre. Non. Fraichement débarquée au village après avoir hérité de la maison de son grand-oncle, Alice avait décidé de faire de cet évènement un nouveau départ. Son ancienne vie dans un cabinet de comptable à la périphérie d'une grande ville ne lui avait apporté jusqu'ici qu'ennui et solitude, un teint blafard, et une armée conséquente de pigeons sous ses fenêtres. Ce concours était pour elle l'occasion de prendre place dans la vie de la commune, de rencontrer du monde, et peut-être même de se faire des amis. Voilà du moins ce qu'Alice se disait tout en serrant contre son cœur un potimarron trouvé au rayon légumes de la supérette. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu'une petite vieille l'étudiait d'un œil dubitatif.
— Je... j'achète des légumes pour faire une soupe, expliqua-t-elle, embarrassée.
— Je vois ça...
La vieille sembla hésiter à continuer, puis, n'opposant que peu de résistance à l'appel du commérage, elle se lança :
— Vous êtes la nouvelle, hein ? demanda-t-elle. Celle qui a hérité d'la maison du vieux Roger. Vous z'auriez pas l'idée de participer au concours de potage, par hasard ?
— Ce... si. C'est bien ça. 
La grand-mère leva un sourcil en direction du potimarron.
— Tch ! C'pas avec ça qu'vous allez battre l'autre.
Et sur cette remarque acerbe, la vieillarde tourna les talons, et s'en alla au rayon laitage, traînant derrière elle son cabas à roulette.
 
***
 
 Alice était encore toute tourneboulée de cette rencontre lorsqu'elle s'en retourna chez elle avec son potimarron et un mixeur plongeant calés sous le bras. Sa maison lui parut soudain vide et froide. 
— Je ne veux pas gagner, dit-elle tout haut. Je veux juste m'amuser. Quoique... J'ai bien envie de lui donner tort à cette grand-mère !
Son dépit se changea aussitôt en un feu brûlant sur lequel mijoterait sa soupe, sa soupe si divine que la vieille pleurerait de joie en y trempant ses lèvres. Alice retroussa ses manches et se mit à l'ouvrage. 
Elle découpait son potimarron en grimaçant, le légume se montrant peu coopératif à la tâche, lorsque l'on sonna à sa porte. Elle essuya ses mains sur son tablier et alla ouvrir.
— J'me suis dit que vous n'auriez peut-être pas de faitout, déclara la vieille dame en la bousculant pour entrer. Dite donc, c'est que vous en avez des cartons !
— Que... quoi ? fit Alice, déboussolée.
Elle observa, bouche bée, la grand-mère déambuler jusque dans la cuisine pour y poser une énorme marmite en fonte.
— Pfiou ! Ça pèse son poids, ce machin-là ! Allez ! On s'met au travail ! 
— Att... attendez ! interrompit la jeune femme tandis que l'autre retroussait déjà ses manches. Je peux savoir ce que vous faites ici ? Madame, heu...
— Colette. Vous pouvez m'appeler Colette. Pas de chichi entre nous, Alice. Et ce que je fais, eh bien, je vous aide à faire votre soupe, pardi ! Je vous l'ai dit : partie comme vous êtes, vous risquez pas de battre l'autre gugusse...
Alice se sentait de plus en plus perdue.
— Quel gugusse ? Je ne participe pas pour gagner, vous savez ?
— Mouais... J'm'en s'rais douté... Mais pour une fois qu'on a un nouveau concurrent en lice, je ne vais pas lâcher l'affaire. Vous êtes jeune, alors vous d'vez avoir plein d'idées innovantes ! Pas question de laisser René Courtepointe gagner une nouvelle fois ! Ça fait quinze ans qu'ça dure maintenant, cette histoire ! Chaque fois, on l'entend s'vanter pendant des semaines. Il s'croit l'meilleur, mais on va lui montrer !
— Je... heu... je ne suis pas sûre d'être la personne qu'il vous faut, bafouilla Alice.
— Avec cette mentalité, c'est sûr ! Mais je vous jure que vous n'avez aucune envie de voir l'autre Courtepointe fanfaronner dans tout l'village après vous avoir battu !
La jeune femme jeta un regard à son potimarron à moitié charcuté, puis à l'immense faitout.
— Et puis... il me faudrait plus de légumes...
— J'avais prévu le coup, vous en faites pas.
À peine Colette avait-elle prononcé ces mots qu'on toqua de nouveau à la porte. Alice n'eut pas le temps d'atteindre la poignée que celle-ci s'ouvrit, révélant un vieux bonhomme moustachu et bedonnant. Il portait dans ses bras un cageot rempli de légumes variés.
— Cueillette de ce matin ! déclara-t-il. Où est-ce que je vous pose ça ?
— Heu... sur le comptoir ?
Colette souriait, satisfaite.
— Alors c'est vous qui allez battre René, cette année, hein ?
— Non, je... enfin, oui. Je crois. 
Alice observa les magnifiques légumes apportés par le bonhomme. Il y avait là des pommes de terre de toutes les couleurs, des poireaux, des choux, de courges aux formes alambiquées... Elle éprouva soudain le devoir de leur faire honneur. Elle se pencha, et huma les senteurs fruitées de l'humus et de l'automne qui s'en dégageaient. Elle eut l'impression de sentir son esprit s'éveiller. Elle ne voulait pas abuser de la gentillesse de ses nouveaux voisins, mais...
— Est-ce que vous auriez des châtaignes également ? demanda-t-elle.
 
***
 
Toute la nuit, la cuisine s'était changée en véritable champ de bataille. Entre les mains expertes de Colette, et grâce aux choix de plus en plus confiants et audacieux d'Alice, la soupe avait pris forme jusqu'à devenir le breuvage parfumé qui fumait désormais dans la fraîcheur matinale, un breuvage qui avait le goût de l'automne lui-même. Les joues rougies par le froid et l'excitation, tout le village attendait à présent la délibération du jury. Les membres du conseil municipal avaient goûté chaque potage avec un air aussi sérieux que gourmand, avant de se retrancher dans un petit chapiteau pour débattre de leur dégustation. L'angoisse avait cédé la place à l'impatience.
— C'est donc vous, la nouvelle ? fit l'un des concurrents en s'approchant d'Alice. Votre soupe est... ma foi, odorante. 
Il avait des allures de dandy, avec sa moustache élégamment recourbée.
— René Courtepointe ? siffla Colette. On espionne la concurrence, hein ? Eh bien, goûtes-y donc... mais tu verras, pour toi, cette soupe aura le goût de la défaite ! 
Alice lui tendit une cuillère qu'il accepta avec un hochement de tête. Il la porta à sa bouche, remua les lèvres avec une intense concentration, avant de se pourlécher la moustache. À la discrète lueur de délectation qui illumina son regard, la jeune femme jura voir s'y mêler un peu d'inquiétude. 
— Cette soupe est, hum, disons, correcte, articula-t-il en cachant à grande peine son sourire. 
Le jury n'avait pas encore annoncé son verdict, mais, pour Alice et Colette, la victoire était déjà là. 

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