La Seine schizophrène

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— Ta sœur a disparu, me dit ma mère.
 
Assise devant la fontaine au parc du Luxembourg, sous un ciel radieux, mon monde se déchire. Ces paroles tragiques me glacent le sang. Ma sœur a disparu. Andrea, ma petite sœur qui partage ma vie depuis que j'ai deux ans, ma petite sœur chanteuse en devenir, du calibre d'Amy Winehouse selon moi, espiègle et intelligente... Ma sœur a 21 ans et depuis quelques années, elle s'est renfermée, j'entendais moins souvent sa voix mélodieuse s'élever. Ces derniers mois, elle est devenue colérique, voire violente. On lui a diagnostiqué des troubles schizophréniques. Andrea...
 
On essayait de tout faire pour t'aider, et voilà que tu t'es cassée. Es-tu partie volontairement ? Définitivement ? Où, et comment ? Maman explique hoquetante ta disparition, ses faits et gestes et ses pensées des derniers jours. Elle divague, elle semble plus parler à la fontaine qu'à moi. Elle épanche sa culpabilité, refait le passé, bloque sur tout ce qui aurait pu être autrement. Tout en gardant une oreille ouverte à ses paroles, j'ouvre mon téléphone, qui est maintenant mon unique lien possible avec toi, mon seul espoir. Je t'écris sur l'adresse mail secrète que tu n'as partagée qu'avec moi, je t'écris une supplique aimante pour que tu ne me donnes ne serait-ce qu'un signe de vie. J'en appelle à ton empathie, ta générosité, notre sororité, tout ce qui n'avait plus l'air d'exister depuis un certain temps. Trop longtemps... Notre mère continue de parler, déverse ses peurs, se justifie et, par ses détours, brouille le réel cataclysmique. Elle n'a pas remarqué que je ne l'écoutais presque plus. Je n'entends que des brides « police », « disparition inquiétante », « squats », « majeure », « disparition volontaire », « enlèvement », « suicide », « hôpital »... Mon univers s'écroule, ma gorge s'assèche. Je redeviens attentive. Je comprends peu à peu que tu as disparu il y a dix jours et que maman, incapable de m'en parler à distance, a attendu ma visite. Dix jours... dans les thrillers, dix heures c'est déjà mauvais signe... des doigts en moins, des traumas à vie, comme si tu n'en avais pas déjà... 
 
Le soleil brille, une brise se lève et j'essaye de me reprendre, de réfléchir. Andrea a quitté l'appartement un dimanche de forte chaleur, pour acheter des clopes peut-être, ou aller à un concert gratuit, ou à un rassemblement militant. Elle n'a pris que ses clés et sa carte d'identité, aucun sac. Sur son ordinateur, la dernière recherche du moteur de navigation est « Fêtes ce soir à Paris ». J'imagine Andrea sortir en tenue légère, belle et apprêtée, quittant les sweats délavés trop larges qui la cachent habituellement. Je l'imagine sourire mystérieusement et parler à un inconnu devant un spectacle de rue, ou devant un bar éphémère, prenant le verre qu'un autre inconnu lui tend... et puis tout se brouille je ne peux rien imaginer de plus. 
 
Réfléchir pour te retrouver... Notre mère a appelé les organisateurs des deux évènements qui apparaissaient dans des onglets sur ton ordi, tu n'y as pas été aperçue. Tu n'as peut-être même pas atteint les lieux où tu te rendais ? C'était le jour de canicule, est-ce que ça a déclenché une crise en toi, comme la précédente ? Je te vois maintenant, le regard dur et flou qui se pose sur des images d'un autre monde, ou sur rien tandis que tu écoutes ce que personne d'autre n'entend. Je te vois marcher et tituber sur les pavés d'un quartier piéton, perdue et inquiétante. Je te vois hurler aux urgences que tu es en train de te faire agresser, je les vois t'attraper, te contraindre et t'emprisonner. Même si tu avais donné un faux nom, ils t'auraient identifiée en dix jours, non ? 
 
— La police a lancé un avis de recherche privé aux hôpitaux, SAMU, secours populaire... me dit ma mère. 
Ils ne lanceront pas d'avis de recherche national car ma sœur est majeure. Sa disparition est rangée dans la case « volontaire » sans preuve du contraire, pas dans la case « inquiétante ». 
— De toute façon, dans le cas d'un enlèvement ou d'un meurtre, ce serait trop tard, les corps se retrouvent dans la Seine, énonce la voix de ma mère en se brisant. Le policier est persuadé qu'elle s'est suicidée, il dit que parfois les cadavres ne remontent jamais du fleuve, que les jeans se coincent sous les péniches... 
J'ai envie de vomir.
 
Je m'effondre intérieurement, je dis à maman que j'ai des affaires à récupérer chez une amie, et que je la retrouve plus tard. On s'embrasse, je pars vers les quais. Je me demande si j'aurais à nouveau droit au bonheur de te revoir un jour. Je vois ma vie balayée avec la tienne. Une colère monte en moi. Mais comment oses-tu nous faire ça ? Comment peux-tu être d'un tel égoïsme, sourde à l'amour inconditionnel que l'on te porte ? Effarée d'oser t'en vouloir, je t'écris à nouveau, un fleuve d'excuses, coupable de ne pas avoir été plus présente... mendiant une réponse, ne serait-ce qu'un pouce levé ou un « fuck »... 
 
Des scénarios tournent en boucle dans ma tête, des visions joyeuses, d'autres dignes des pires films d'horreur. Je t'imagine partie chez Juliette : tu ris et manges épicé, tu lis des mangas en insultant ta famille, tu y es mieux que chez nous. Si seulement... Juliette a dit à maman qu'elle n'avait aucune nouvelle et qu'elle la tiendrait au courant. De toute façon, tu n'es pas du style à demander de l'aide à qui que ce soit, tu n'aurais jamais accepté d'être logée par charité. Peut-être es-tu allée dans un squat, un squat un peu artiste et ultra gauche, ça c'est possible, hein ? Je t'y vois, avec tes sweats délavés et ton air farouche, à te marginaliser de ce monde de merde et de ces gouvernements hypocrites... Mais comment aurais-tu trouvé un squat ? Tu ne sortais presque plus depuis des mois ! Papa s'est mis en contact avec des associations, des gens qui connaissent des gens dans des squats, tous lui on dit qu'un vrai squat n'intégrait pas de nouveaux facilement. C'était un monde à part, discret, très fermé. Sinon, tu serais dans la rue ? Toute seule, déboussolée, fragile, sous un pont ou derrière des poubelles ? Papa fait des maraudes pour te chercher... ou plutôt pour rester dans l'action, se concentrer sur les options réversibles de ta disparition...
 
Il fait chaud mais je frissonne en arrivant à Saint-Michel. Je descends tremblotante les marches qui mènent aux quais. Je m'effondre plus que je ne m'assois au bord de ce qui représente le principal « scénario » de la disparition d'Andrea. La Seine ondule sous les rayons du soleil. Recèle-t-elle le corps de ma sœur ? Je scrute le fleuve, si poétique, cherchant une ombre, une silhouette et ma vue se brouille... Enfin, je pleure. Terreur innommable. Je hurle à l'intérieur en imaginant le cadavre de ma sœur repêché de cette masse d'eau, soudain si sombre, si menaçante. Je sors mon téléphone pour t'écrire à nouveau, m'épancher... J'y vois affiché un message qui me secoue de pleurs de joie. En réponse à mes pavés mélancoliques et pleurnichards, an37v@proton.me a rédigé :
« Ah ok salut ba cava tkt et toi ? »

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