La ruée vers l'autre

-Engage ! Engage plus !
Mais Blanche reste figée, raidie sur ses skis et sur la piste qu'elle trouve tout à coup bien trop inclinée, bien trop haute, bien trop glacée.
-Mais tu comprends le français, enfin ? Je te dis d'attaquer la pente et tu te mets sur la défensive ! Tu fais juste le contraire ! Tu ne serais pas un peu autiste sur les bords ?
Scène sans doute fréquente sur les pistes des domaines skiables entre un moniteur et son élève. Mais Blanche a quarante-et-un an et est directrice d'une clinique privée spécialisée dans la neurologie. Elle engage effectivement son corps dans la pente, pousse sur ses bâtons et file droit à l'école de ski.

*

-Blanche... Cela fait maintenant quatre ans que vous revenez nous voir chaque fin de mois, et que vous prenez le même moniteur. C'est lui qui vous a appris à skier, qui vous a fait faire des progrès inattendus pour votre... enfin, à votre... Il a peut-être eu une mauvaise parole. Mais jusqu'à présent, vous le trouviez très bien...
Le directeur de l'école à un geste comme Blanche lui tourne le dos.
-Ecoutez, Blanche. Térence a connu un grand drame il y a plusieurs années... Au tout début de sa carrière. Il a failli arrêter l'enseignement du ski, et il a finalement continué sans passion... Avec vous, dès le premier cours, il s'est enflammé, et a retrouvé son entrain. Je ne sais pas pourquoi. S'il vous a dit quelque chose de blessant, c'est en raison de cette fougue retrouvée, et il ne l'a avec aucun autre élève. Il prend sa retraite dans quelques mois, ne lui enlevez pas ça.

*

-Vous croyez que vous l'avez convaincue ?
Les deux secrétaires de l'école de ski, dans la salle d'accueil, n'ont rien perdu de la conversation qui a eu lieu dans le bureau aux murs de papier entre leur patron et la cliente.
-J'espère. Ces deux-là sont tellement bizarres... Ils sont faits pour s'entendre.
La plus vieille des secrétaires a un sourire entendu.
-Vous croyez que tous les deux... ?
-Non, bien sûr que non. Mais cette Blanche est spéciale, tout de même. Elle est arrivée ici au beau milieu de la trentaine en nous disant qu'elle voulait essayer le ski mais qu'elle était surtout une intellectuelle et qu'elle était sûre que cela ne lui plairait pas, et depuis elle s'arrange pour rassembler tous ses congés à la fin du mois et arriver de Paris pour s'adonner à cette passion nouvelle.
-Et Térence ? demande la secrétaire la plus jeune. Je l'ai toujours connu comme ça, moi, trop désabusé pour avoir même l'énergie d'être cynique...
-Térence s'est blessé jeune et n'a pu envisager les compétitions de haut niveau. Il a reporté son ambition dans l'enseignement, et a repéré une adolescente très prometteuse, Violette. Il l'a entraînée avec un engagement que je ne lui ai revu qu'avec Blanche.
-Et ?
-Et dans un entraînement, elle a fait une chute mortelle. Un des skis s'est détaché alors qu'elle était à près de deux cents kilomètres heure. Depuis, Térence n'a plus montré d'intérêt pour aucun de ses élèves. Je crois que s'il n'avait pas besoin de gagner sa vie, il serait parti.

*

-Elle avait l'air sacrément énervée, la parisienne. Qu'est-ce que tu lui as fait ?
Térence fixe son interlocuteur sans ciller, au point que c'est lui qui détourne le regard. Ses cheveux fins et blancs, son visage parcheminé de rides, ses yeux de glace, tout fait de lui un bloc de la montagne qui est sa patrie, et à qui il ne faut pas s'attaquer. Le loueur de ski chez qui il est venu affûter son matériel, et qui a à peu près son âge, hausse les épaules.
-Je sais bien ce que tu lui trouves. Tu crois que ça ne m'a pas frappé, moi, quand elle est arrivée pour la première fois et qu'elle a choisi exactement la même combinaison, les mêmes gants que Violette, et que les skis de loisirs de notre championne lui sont allés comme un gant alors qu'elle débutait ? Mais tu devrais arrêter de les confondre. Et de t'investir autant. Tu as bien vu ce que ça t'a apporté...

*

-Ah, Blanche, tu réponds enfin à ta mère. Alors, comment se passe ton séjour au ski ? Oui, bien sûr. Tu sais, je te connais depuis plus longtemps que personne... Tu as toujours été une intellectuelle, ma chérie, mais avec une obstination à faire du sport, ce pour quoi tu étais le moins douée... Tu te souviens, tu voulais faire de l'escalade alors que tu avais peur de la hauteur, de la natation alors que tu avais horreur de l'eau, tu as essayé le rugby à l'école, le tennis au collège, le tir-à-l'arc au lycée... J'ai vraiment été très surprise quand tu m'as dit que ton moniteur te trouvait douée. Il a dû te dire ça au début pour gagner une cliente...

*

-C'est rare, que des gens viennent consulter les archives de notre bibliothèque. Vous savez, dans la région, les gens sont plutôt sport, sport et sport. Ah, vous venez de Paris ? Bien sûr. Oui, la mort de Violette a été un choc pour le pays. Elle s'était tellement investie, entraînée par son moniteur... Cela doit faire quarante-et-un an, oui. Ah, c'est votre âge aussi ? Quel hasard, oui...

*

-Tu es revenue !
Comme une montagne glacée s'illumine au soleil, le visage de Térence s'éclaire ; comme, après l'hiver, les torrents se déversent de la montagne avec une énergie impossible à arrêter, ses mots coulent.
-Tu m'as raconté dès le premier jour que tu avais l'impression que ton corps parlait à ton esprit, qu'il te disait que tu pouvais aller plus vite, prendre des pistes plus raides quand ton esprit doutait. Et effectivement, tes membres prennent les bonnes positions sans que tu aies de moyen de les connaître, comme si tu avais déjà skié. Tu devrais te faire plus confiance. Tu devrais...
-Violette a un message pour toi. Elle veut te dire merci.