La rue Pointe-Chemise

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je n’arrive pas encore à lui demander quels sont les termes de notre relation. Quand on se fait friendzoner, on le sait.
« Je t’aime.
- Je t’aime aussi, mais pas comme ça » ou encore « tu es comme un frère pour moi ».
C’est la fille qui définit la nature de la relation. Toujours. Sara ne m’a pas friendzoné. Du moins pas encore.
C’est la troisième fois depuis le début de la semaine que nous passons du temps ensemble. Nous nous promenons le long de la grand-rue. Une petite pause devant une boutique. Elle me quitte un quart d'heure. Chemin inverse.
Je me crée peut-être des histoires. A défaut d’avoir eu de relations amoureuses, on devient facile, et la moindre marque d’attention est vue comme du flirt. Peut-être ai-je raison sur ce point. Mais, que peut bien faire une fille au teint clair avec un garçon aussi simplet que moi ? Ce n’est pas parce que je suis noir. Mais une fille au teint clair, ce n’est pas fille pour n’importe qui. A la rue Pointe-Chemise, la couleur de la peau n’est pas sans importance. Une fille au teint clair est une fille qui a de l’avenir. Femme de médecin ou diplomate. Si tu es noire, tu finis vendeuse de charbon de bois ou autres petits commerces. Tu peux devenir pute, mais il faudra penser à blanchir un peu. Pour le métier. Pas trop noire, pas trop claire. Un dégradé qui puisse refléter à la fois de la noblesse et de la laideur. Les filles au teint clair ne vendent pas leur corps. Pas en devenant putes. C’est trop sale. Ici, ta situation ne doit pas contraster avec ton teint.
Kouzen nous a enseigné la sociologie des couleurs de peau. Kouzen, tout le monde l’appelle ainsi mais je crois que nous avons des liens familiaux, lui et moi. Il avait fait la philo et vécu à la capitale. Avoir fait la philo, c’est une chose ; avoir vécu à la capitale, c’en est une autre. Combiner les deux, à la rue Pointe-Chemise tu es Dieu. Sa science est respectée de tous. Certains soirs, il nous commente l’actualité politique. Son parler-français attire presque toutes les jeunes oreilles du quartier. Le seul lampadaire qui clignote encore à la rue Pointe-Chemise est témoin de ses longs exposés sur la pauvreté. En parties entrecoupées. Lumière, un, deux, trois.../Obscurité, un, deux, trois, quatre... Seul le visage de Sara garde encore sa constance à la rue Pointe-Chemise.
J’ai toujours connu Sara. Je la voyais passer, la regardais. Elle, elle ne me voyait jamais jusqu’à ce soir où Kouzen me prit en exemple pour un jeune noir de la rue Pointe-Chemise qui a de l’avenir. C’est peut-être ça qui l’a attirée à moi. J'en doute. Kouzen excepté, les gens de la rue Pointe-Chemise ne croient pas en l’avenir. Ils en parlent, mais en termes négatifs. Plus ton teint est foncé, moins tu en as. Peu de gens ont le même teint que Sara à la rue Pointe-Chemise.
Sara n’est pas seulement claire, c’est une fille qui a de l’allure. La beauté n'habite pas la rue Pointe-Chemise. Ailleurs, elle serait la plus belle femme du monde. Néanmoins, elle recèle un certain éclat.
- Je vois que tu traînes avec la fille claire du quartier. Tu l’as déjà flambée, j’espère ? Bon coq ! Race de ton cousin, lança Kouzen un soir que je venais de raccompagner Sara chez-elle.
- Ce n’est pas ma femme, avais-je répondu marmoréen.
On n’a pas de petite amie à la rue Pointe-Chemise. « C’est ma femme », « je l’ai flambée celle-là, sans capote. Elle a certainement avorté !» Je ne suis pas comme les garçons de la rue Pointe-Chemise.
Jamais fille comme Sara ne serait ma femme. Ce n’est pas que j’ai mauvaise estime, mais je trouve que je suis trop mou. Je n’ai jamais flambé aucune fille. Pas même quelques doigts entre les cuisses, le temps que le lampadaire ne rouvre l’œil. Un, deux, trois...
Les filles de la rue Pointe-Chemise n’aiment pas les garçons mous. Elles peuvent t’accorder une flambée parce que tu es bienveillant. Par compassion. Mais elles préfèrent les durs. Je n'ai jamais compris pourquoi les filles aiment autant les bad boys. Sara n’est pas comme les filles de la rue Pointe-Chemise.
Nous avions quitté la rue Pointe-Chemise. Nous avançons désormais sur la grand-rue. Il y a de la lumière un tant soit peu sur la grand-rue. Tels les cierges dans l’allée de l’église les dimanches de Pentecôte, les réverbères projettent des deux côtés de la route une lumière peu signifiante. Blafarde. Le visage de Sara brille de mille feux.
- Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
- Parce que tu es belle, me fais-je à moi-même. Pour rien, dis-je cette fois en élevant la voix.
Elle a sans doute remarqué la gêne que j’avais en lui parlant.
- Tu n’es jamais sorti avec aucune autre fille avant ? s’enquiert-elle, les yeux débordants de curiosité.
Je l’intéresse peut-être.
- On sort ensemble, toi et moi... pas vrai ? La questionné-je à mon tour, non sans un élan de prudence.
Elle ne consent plus à me répondre. Les réverbères de la grand-rue aspirèrent un peu de l’éclat qui émanait de son visage. Sara, un peu terne, et moi qui ne lui avais pas tenu la main ce soir-là – je ne lui tiens jamais la main – cherchant un mot auquel m’accrocher, un brin d’existence, longeons la grand-rue. Un silence harmonique rythmé par le bruit de nos pas. A l’unissons. Un, deux... un, deux...
Nous sommes arrivés devant la boutique où je dois l’attendre. Sara doit continuer. Seule. Elle entre. Barrière noire. Numéro quatre A. Murs robustes. Barbelés. Ce n’est pas chez n’importe qui. Je ne lui ai jamais demandé à qui elle rendait visite ni ce qu’elle venait y faire. Je ne suis pas trop bavard. Oui. Non. J’aime. Puisque je te dis.
Trente minutes se sont écoulées. Toujours pas de signe de Sara. Il faudrait que j’aille y jeter un coup d’œil. D’habitude, elle me fait attendre dix ou quinze minutes. Pas plus. J’entreprends de m’approcher de la grande barrière pour voir si tout était normal. Une petite porte s’ouvrit devant moi. Sara, en guenilles, sortait, ses mains cachant son visage. Aucune lueur ne fissurait ses doigts. Son visage avait perdu la totalité de son éclat. Terne. Net. Ses vêtements en lambeaux montrent que quelque chose d’horrible venait de se produire. Elle ne veut pas que j’en informe les gens aux alentours ni que j’alerte ses parents ou la police. « On ne se fait pas violer chez son agresseur ». « La première fois, ça peut être du viol. Au-delà d’une fois, c’est qu’on était bien d’accord.
- Elle a l’habitude de venir. »
- Mais tu es mineure. Personne n’a le droit d’abuser de toi !
- Mes parents et lui avaient conclu une entente : « Une branlette ou deux, tous les soirs. Parfois elle devra mettre la bouche. Je ne la pénétrerai qu’un dimanche sur deux ». J'y étais bien obligée. Mais, ce soir, il fallait que sa bande goûte à la petite claire. J’ai rebellé. Ils se sont tous rués sur moi, ses collègues et lui qui étaient en réunion et qui certainement m’attendaient.
Ces mots, à peine perceptibles, lui exigeaient un effort titanesque. Ils s'échappaient de ses entrailles, prononcés dans un trémolo dénotant la frayeur qui la consumait. Je marchais à côté, sans lui tenir le bras. Je n’osais pas. Je ne lui étais d’aucun soutien apparemment. Mais elle ne pleurait pas. Pas avec des larmes. Ses paroles étaient entrecoupées de silences, comme si quelque douleur intérieure lui coupait la vie à chaque fois qu’elle tentait de me décrire l’acte ignoble dont elle avait été victime. Elle ne pleurait pas. Elle n’avait pas le droit de pleurer. Elle doit tout simplement essayer d’oublier et visiblement... ça l’éteint. Un, deux, trois...
« Allons... Ne dis rien. »
Je n'arrive pas à croire que tous ces soirs je la conduisais à sa mort. Sans lui tenir la main. Aveugle. Sans jamais lui arracher un mot de sa douleur.
Sara avait bien des atouts que tôt ou tard ses parents utiliseraient à leur profit. Les enfants sont la richesse des pauvres. Une fille claire, c’est porte de sortie. Avoir le teint clair, ça n’a que des avantages à la rue Pointe-Chemise.
Le visage de Sara ne recouvrera pas de sitôt son éclat.