« Maitre ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait les autres, mais je ne vous appellerais pas maitre. » Il me regardait fixement, les yeux écarlates. Ses narines se dilatèrent de plus belle. Sa s deueur, tel des grumeaux, perforait le sol à mesure qu'elle tombait. Visiblement il perdait patience. Et moi, je me réjouissais de son agacement. C'était le même effet à chaque fois. Je me rappelai soudainement mon adolescence dans la maison de ma tente. Je venais d'obtenir mon baccalauréat avec mention très bien. J'étais plein d'ambition, et je rêvais de poursuivre mes études en France comme la majorité des jeunes gabonais. C'est à croire qu'il n'y a de véritables études qu'ailleurs. Dans la conscience populaire, il était clair qu'il n y a pas l'école au Gabon. Pour preuve, disait-on, « tous leurs enfants apprennent à l'étranger, nous les prolétaires on nous jette à l'université publique. »
Tante Marie Claire, communément appelée MC, était la sœur de mon père décédé peu après ma naissance. Après l'obtention de mon baccalauréat en province, elle avait été désignée lors d'un conseil de famille pour me loger dans sa grande maison où elle ne vivait qu'avec sa fille. On avait mis à ma disposition une pièce qui servait d'abris aux rongeurs dont la taille impressionnante donnait l'impression qu'il s'agissait en réalité des hérissons. Je m'installai progressivement. Dans cette pièce mal rangée, j'avais le strict minimum : un matelas, ma valise d'habits posés au sol et une petite tablette sur laquelle j'avais fièrement disposé mes livres. On pouvait y voir quelques classiques de la littérature française telle que Germinal d'Emile Zola, Madame Bovary de Flaubert, Le père Goriot de Balzac, Les fleurs du mal de Charles Baudelaire et bien d'autres. Il y avait également les textes africains qui avaient aiguisés mon appétit de lecteur depuis le primaire. L'enfant noir de Camara Laye, Cahier d'un retour au pays natal, Les frasques d'Ebinto, Les matitis, Malédiction, etc. J'étais loin de m'imaginer à ce moment précis le périple qui m'attendait.
Il était 6h du matin ce premier jour de la semaine quand MC me réveillait brutalement. Je m'arrachai promptement du lit. Je la trouvai assise au salon dans une colère noire. A peine ouvrais je la bouche pour lui dire bonjour qu'elle m'interrompit.
Qui t'a autorisé à toucher ma fourchette ?
Euh...mais...
Mais quoi ? C'est ton père qui a acheté ça ? Et tu oses manger ma nourriture, imbécile. Ici c'est chez moi ! Je t'ai déjà dit qu'avant de toucher quoique ce soit, tu dois demander la permission. Si tu n'es pas d'accord, tu dégages de chez moi.
C'était ses phrases préférés depuis que je m'étais installé chez elle il y a deux mois. Après avoir effectué tous les travaux de la maison, je me préparai pour aller à la faculté. Je m'étais finalement inscrit au département de philosophie. Mon rêve d'étudier en France s'était évanoui. Ma mère me disait sans cesse : « à défaut de ce qu'on aime, on se contente de ce qu'on a ». Je me contentais de l'université publique qu'on appelait « la poubelle » alors que j'aurais aimé les universités étrangères, tout comme, à la maison, chez MC, je me contentais de manger les restes de nourriture qu'on me donnait selon les humeurs alors que j'aurais préféré manger avec eux, les viandes et les repas exquis auxquels je n'avais pas droit. Je sortis de ma rêverie quand on m'assenait à nouveau un coup dans le dos. Foumou, c'est ainsi qu'il se faisait appeler.
Je t'accorde une dernière chance dit-il, tout ce que tu as à faire, c'est m'appeler maitre. Non seulement je te laisse la vie sauve mais en plus, je fais de toi un homme riche et puissant.
Je me retrouvais dans cette petite forêt entouré de bougies le visage ensanglanté. Pendant que je réalisais ma situation miséreuse, j'éprouvais de la nausée face à l'existence de l'homme. Comme Roquentin, j'avais eu ce jour-là une illumination. Je me replongeai à nouveau dans mes souvenirs.
C'était le début du weekend et, comme il était de coutume, j'allais retrouver mon frère Césaire pour une virée dans un snack-bar du quartier Glass. Le principe était clair et inchangé, « on sait à qu'elle heure ça commence, mais jamais quand ça finit ». Parfois, on se surprenait en train de faire la fête jusqu'à l'aube et ce, des jours durant. Face à la gérante, deux questions étaient essentielles : « s'il te plait chérie, tu as le vino ? » Lorsqu'il n y en avait pas, s'en suivait la deuxième : « y a quoi à boire ? » Au bout d'un moment, quand le niveau était bon, on devenait les maitres des lieux. Il ne fallait surtout pas engager un débat et espérer en sortir victorieux. De toute évidence, le bar est un lieu mondialisé. On y trouve des savants, des chrétiens, des musulmans, des personnes de tout acabit, réunies sous la bannière de l'alcool. Il était déjà 23h quand Césaire se livrait à une joute verbale.
Mais qui vous a dit que boire le vin était un péché ? La bible elle-même dit que le vin réjouit le cœur. En plus, dites-moi un peu, quel a été le premier miracle de jésus ? Vous voyez ? Bon maintenant, si lui-même jésus a transformé l'eau en vin, le bon vin en plus, qui suis-je pour ne pas en consommer ?
Tout le monde se mit à rire aux éclats. Je pris la parole à mon tour.
Frère ! Qui sommes-nous ? Moi, Yessa, du haut de mon bac plus sept, je ne peux pas aller à l'encontre de la volonté divine.
Les rires se firent davantage entendre. En effet, après sept ans de galère et de dur labeur, je m'acheminais progressivement vers la fin de mes études. Sept ans que je squattais tantôt chez un ami, tantôt chez un parent. Sept ans à faire toutes sortes de petit boulot entre les cours afin de subvenir à mes besoins. Je fis succinctement une rétrospective de ma vie. Depuis ma petite province jusqu'à présent, en passant par MC qui m'avait jeté dans les rues de Libreville. Qu'aura servi ce parcours du combattant s'il fallait, aujourd'hui, prêter allégeance à un pseudo maitre qui n'a même pas le cep ? Ou comme on dit chez nous « souscrire au projet graine ». Il m'avait expliqué un peu plus tôt qu'il n'y avait désormais que deux issus possibles : coopérer ou trépasser. Je regardai Foumou, j'esquissai un sourire puis je dis : « la mort m'ait un gain ». A partir de ce moment, j'étais prêt à toute éventualité. J'avais le sentiment d'être un Meursault.
Dans la solennité de l'oubli, de l'autre côté du rideau, une correspondance me parvint comme un doux murmure :
Les mots étant les interprètes de la pensée, si tu lis ces quelques lignes, saches que je pense à toi
Tu es allé à l'autre bout du monde, tu es allé sans moi et tu m'as laissé en émoi
Tu as entrepris ce voyage seul, je suis désormais esseulé
Le vide que tu as laissé n'a d'égal que l'abondance des souvenirs qui m'arrachent très souvent à la réalité
Ces souvenirs que le temps courtise pour les corrompre et me les arracher
Je lutte incessamment, je rumine les anecdotes que toi seul savait si bien me compter
Pour m'arracher un sourire, je pense à tes fous rires et quand le jour cède la place à la nuit,
Dans mes insomnies,
Je perçois ton visage dans le bruit assourdissant du silence
Je me console à l'idée de te retrouver bientôt dans ce pays qui fait rêver plus d'un
On y retrouverait le plaisir de vivre, une vie que je peine à apprécier depuis que tu es parti
Tu es à l'extrémité de la terre, pourtant tu es plus présent que jamais, comme s'il fallait essentiellement partir pour demeurer éternellement
Jadis nous voyagions ensemble,
Inséparables nous étions
Tu as hélas décidé d'entreprendre cet ultime voyage tout seul, ne me laissant en héritage que le parfum agréable de ton souvenir délectable
Les mots étant les portes paroles de la pensée, quand tu liras cette correspondance, saches que je ne t'oublierai jamais
Tante Marie Claire, communément appelée MC, était la sœur de mon père décédé peu après ma naissance. Après l'obtention de mon baccalauréat en province, elle avait été désignée lors d'un conseil de famille pour me loger dans sa grande maison où elle ne vivait qu'avec sa fille. On avait mis à ma disposition une pièce qui servait d'abris aux rongeurs dont la taille impressionnante donnait l'impression qu'il s'agissait en réalité des hérissons. Je m'installai progressivement. Dans cette pièce mal rangée, j'avais le strict minimum : un matelas, ma valise d'habits posés au sol et une petite tablette sur laquelle j'avais fièrement disposé mes livres. On pouvait y voir quelques classiques de la littérature française telle que Germinal d'Emile Zola, Madame Bovary de Flaubert, Le père Goriot de Balzac, Les fleurs du mal de Charles Baudelaire et bien d'autres. Il y avait également les textes africains qui avaient aiguisés mon appétit de lecteur depuis le primaire. L'enfant noir de Camara Laye, Cahier d'un retour au pays natal, Les frasques d'Ebinto, Les matitis, Malédiction, etc. J'étais loin de m'imaginer à ce moment précis le périple qui m'attendait.
Il était 6h du matin ce premier jour de la semaine quand MC me réveillait brutalement. Je m'arrachai promptement du lit. Je la trouvai assise au salon dans une colère noire. A peine ouvrais je la bouche pour lui dire bonjour qu'elle m'interrompit.
Qui t'a autorisé à toucher ma fourchette ?
Euh...mais...
Mais quoi ? C'est ton père qui a acheté ça ? Et tu oses manger ma nourriture, imbécile. Ici c'est chez moi ! Je t'ai déjà dit qu'avant de toucher quoique ce soit, tu dois demander la permission. Si tu n'es pas d'accord, tu dégages de chez moi.
C'était ses phrases préférés depuis que je m'étais installé chez elle il y a deux mois. Après avoir effectué tous les travaux de la maison, je me préparai pour aller à la faculté. Je m'étais finalement inscrit au département de philosophie. Mon rêve d'étudier en France s'était évanoui. Ma mère me disait sans cesse : « à défaut de ce qu'on aime, on se contente de ce qu'on a ». Je me contentais de l'université publique qu'on appelait « la poubelle » alors que j'aurais aimé les universités étrangères, tout comme, à la maison, chez MC, je me contentais de manger les restes de nourriture qu'on me donnait selon les humeurs alors que j'aurais préféré manger avec eux, les viandes et les repas exquis auxquels je n'avais pas droit. Je sortis de ma rêverie quand on m'assenait à nouveau un coup dans le dos. Foumou, c'est ainsi qu'il se faisait appeler.
Je t'accorde une dernière chance dit-il, tout ce que tu as à faire, c'est m'appeler maitre. Non seulement je te laisse la vie sauve mais en plus, je fais de toi un homme riche et puissant.
Je me retrouvais dans cette petite forêt entouré de bougies le visage ensanglanté. Pendant que je réalisais ma situation miséreuse, j'éprouvais de la nausée face à l'existence de l'homme. Comme Roquentin, j'avais eu ce jour-là une illumination. Je me replongeai à nouveau dans mes souvenirs.
C'était le début du weekend et, comme il était de coutume, j'allais retrouver mon frère Césaire pour une virée dans un snack-bar du quartier Glass. Le principe était clair et inchangé, « on sait à qu'elle heure ça commence, mais jamais quand ça finit ». Parfois, on se surprenait en train de faire la fête jusqu'à l'aube et ce, des jours durant. Face à la gérante, deux questions étaient essentielles : « s'il te plait chérie, tu as le vino ? » Lorsqu'il n y en avait pas, s'en suivait la deuxième : « y a quoi à boire ? » Au bout d'un moment, quand le niveau était bon, on devenait les maitres des lieux. Il ne fallait surtout pas engager un débat et espérer en sortir victorieux. De toute évidence, le bar est un lieu mondialisé. On y trouve des savants, des chrétiens, des musulmans, des personnes de tout acabit, réunies sous la bannière de l'alcool. Il était déjà 23h quand Césaire se livrait à une joute verbale.
Mais qui vous a dit que boire le vin était un péché ? La bible elle-même dit que le vin réjouit le cœur. En plus, dites-moi un peu, quel a été le premier miracle de jésus ? Vous voyez ? Bon maintenant, si lui-même jésus a transformé l'eau en vin, le bon vin en plus, qui suis-je pour ne pas en consommer ?
Tout le monde se mit à rire aux éclats. Je pris la parole à mon tour.
Frère ! Qui sommes-nous ? Moi, Yessa, du haut de mon bac plus sept, je ne peux pas aller à l'encontre de la volonté divine.
Les rires se firent davantage entendre. En effet, après sept ans de galère et de dur labeur, je m'acheminais progressivement vers la fin de mes études. Sept ans que je squattais tantôt chez un ami, tantôt chez un parent. Sept ans à faire toutes sortes de petit boulot entre les cours afin de subvenir à mes besoins. Je fis succinctement une rétrospective de ma vie. Depuis ma petite province jusqu'à présent, en passant par MC qui m'avait jeté dans les rues de Libreville. Qu'aura servi ce parcours du combattant s'il fallait, aujourd'hui, prêter allégeance à un pseudo maitre qui n'a même pas le cep ? Ou comme on dit chez nous « souscrire au projet graine ». Il m'avait expliqué un peu plus tôt qu'il n'y avait désormais que deux issus possibles : coopérer ou trépasser. Je regardai Foumou, j'esquissai un sourire puis je dis : « la mort m'ait un gain ». A partir de ce moment, j'étais prêt à toute éventualité. J'avais le sentiment d'être un Meursault.
Dans la solennité de l'oubli, de l'autre côté du rideau, une correspondance me parvint comme un doux murmure :
Les mots étant les interprètes de la pensée, si tu lis ces quelques lignes, saches que je pense à toi
Tu es allé à l'autre bout du monde, tu es allé sans moi et tu m'as laissé en émoi
Tu as entrepris ce voyage seul, je suis désormais esseulé
Le vide que tu as laissé n'a d'égal que l'abondance des souvenirs qui m'arrachent très souvent à la réalité
Ces souvenirs que le temps courtise pour les corrompre et me les arracher
Je lutte incessamment, je rumine les anecdotes que toi seul savait si bien me compter
Pour m'arracher un sourire, je pense à tes fous rires et quand le jour cède la place à la nuit,
Dans mes insomnies,
Je perçois ton visage dans le bruit assourdissant du silence
Je me console à l'idée de te retrouver bientôt dans ce pays qui fait rêver plus d'un
On y retrouverait le plaisir de vivre, une vie que je peine à apprécier depuis que tu es parti
Tu es à l'extrémité de la terre, pourtant tu es plus présent que jamais, comme s'il fallait essentiellement partir pour demeurer éternellement
Jadis nous voyagions ensemble,
Inséparables nous étions
Tu as hélas décidé d'entreprendre cet ultime voyage tout seul, ne me laissant en héritage que le parfum agréable de ton souvenir délectable
Les mots étant les portes paroles de la pensée, quand tu liras cette correspondance, saches que je ne t'oublierai jamais