Minuit sonne tandis que je me hisse et franchis le garde-corps. Entouré de plusieurs balconnières garnies de plantes exotiques qui diffusent un mélange d'odeurs hypnotiques, je reconnais une variété de fleurs écarlates disséminées en embuscade dont l'effluve peut provoquer de monstrueuses visions. Prudent, j'avais heureusement utilisé un baume contre ce type de maléfice avant de quitter mon repère.

 

L'orage continue de gronder tandis que j'avance au milieu des feuillages grimpants qui envahissent l'entrée du laboratoire haut perché. La pluie claque et râle tout autour et des nuages grouillants obscurcissent la silhouette de notre ville. 

 

Un éclair inonde de lumière la vitre en face de moi, révélant mes traits hideux de gobelin lacéré de cicatrices, de brûlures et de verrues. Quelle autre profession qu'assassin aurait pu être envisagée lorsqu'on est doté d'un tel physique ?

 

En approchant mes doigts arqués de la poignée, je remarque qu'une poudre bleutée la recouvre. De l'arsenic. Je n'en attendais pas moins d'un alchimiste aussi réputé que ce Marius Rosettier.

 

J'enfile des gants et effectue un crochetage en bonne et due forme, avant d'entrer et de me débarrasser des accessoires souillés. Le cabinet est faiblement éclairé par une lampe à gaz, posée sur le bureau. Prudemment, je m'en approche et j'éteins la lumière d'un geste vif. Grâce à ma nyctalopie, qui me permet de voir dans l'obscurité, je pourrai continuer à agir à ma guise sans être repéré par ma cible. Autour de moi se trouvent plusieurs tables de travail, des tableaux noirs recouverts d'écriture mathématique et de langues anciennes, divers ustensiles et outils de mesure ainsi que des parchemins dispersés ici et là dans la pièce. Le typique atelier de l'apprenti sorcier.

 

Rosettier est un gnome qui s'est construit une forte réputation depuis un an au sein de la cité. Avec son visage noyé par des cheveux et une barbe d'azur, il s'est rapidement fait connaître avec ses élixirs prodigieux capables de régénérer les corps ou de les rendre ignifuges. Mais toute célébrité finit par connaître son revers.

 

D'anxieuses rumeurs ont circulé autour d'un procédé révolutionnaire réalisé en secret. Un procédé au potentiel dramatique pour notre ville et surtout, leurs dirigeants. L'inquiétude est telle que certains fins limiers politiques ont opté pour la solution la plus pragmatique. Rosettier et toutes ses créations devaient disparaître en toute discrétion. C'est là que j'interviens. 

Je pourrais compatir. Il ne s'agit ici que d'un savant avide de repousser les limites de la connaissance et qui aurait plutôt dû faire profil bas. Victime de son succès, il est désormais condamné à une bien lamentable sentence. L'effacement. Mais je ne suis pas payé pour faire preuve de magnanimité. 

 

Mes yeux vadrouillent des philtres aux potions placés en pagaille sur les étagères, scannant chaque document à la hâte, en quête d'un titre évocateur. Mon client m'a assuré qu'un bonus m'attendait si je mettais la main sur cette formule controversée. Ce serait plus aisé si je connaissais son utilité. 

 

Tout à coup, un son franchit la cloison et m'interpelle. Des marmonnements rappelant un animal blessé résonnent de l'autre côté du mur, dans la pièce voisine. Rosettier est connu pour son penchant immodéré pour la boisson qui peut le laisser à peine conscient durant de longues heures. Le timing pourrait être parfait.

 

Je sors ma lame, longe la tapisserie murale qui lui sert de barricade, entrouvre une porte et me faufile dans ce qui doit être le bureau de l'alchimiste. Mon regard acéré scrute chaque détail dans ce désordre de paperasse et de fioles colorées. Au centre, un imposant bureau en bois sculpté domine l'espace.

 

Les plaintes se répètent intensément. Elles proviennent du fauteuil derrière le secrétaire, orienté vers un mur couvert de notes et de croquis. Un miroir à proximité me permet malgré tout d'identifier la barbe bleutée de Rosettier. Aucun doute. 

 

Un poil trop confiant, je ne remarque pas le câble qui se sectionne dès mon premier pas et active un mécanisme. Des cliquètements se font entendre et j'ai juste le temps d'esquiver les fléchettes automatiques qui viennent se briser contre une commode. Poussé par l'adrénaline, je fonce sur le gnome avant qu'il ne puisse réagir.

 

J'assène trois coups de poignard meurtriers tout en croisant son regard paniqué à travers le miroir. Le corps n'a pas le temps de réagir pour autant, du travail propre. Pourtant, je ne peux réprimer un frisson en contemplant cette lueur d'angoisse qui reste figée dans ses yeux.

 

C'est alors qu'un détail attire mon attention. Sous les éclaboussures de sang frais, j'identifie de nombreuses traces d'hémoglobines sèches incrustées dans le parquet et les meubles alentour. Cet examen me laisse perplexe, me donnant l'impression que plusieurs meurtres ont été commis à cet endroit. Étrange.

 

Un flash jaillit soudain du miroir et m'aveugle, tandis qu'un tintamarre terrible me perce les tympans. Sonné, je n'arrive pas à riposter lorsqu'une présence surgit et m'immobilise. Une seringue s'enfonce dans mon cou, mes muscles sont aussitôt soulagés de toute tension, et c'est le noir total. 

 

Je reviens à moi et me retrouve assis, paralysé, dans le même fauteuil que celui occupé par ma victime précédemment. La substance qui coule désormais dans mes veines me laisse à la merci de mon bourreau. 

 

Je tends l'oreille. Il y a du raffut dans le laboratoire. Mon agresseur semble être en proie à l'agitation, probablement en recherche de cette formule tant convoitée. Un rival, sans doute. Il va sûrement revenir ensuite pour me punir d'avoir éliminé Rosettier en premier. Les assassins n'aiment pas être devancés. 

 

Face au miroir, un cri étranglé m'échappe. Le reflet me renvoie l'image de Marius Rosettier. Aucun doute, c'est bien moi, complètement lavé de mes traits ignominieux de gobelin et recouvert d'une toison céruléenne. 

 

Quel est ce sortilège ? Passé le choc, je commence à tisser des liens logiques. Les différentes traces de sang tout autour de moi, cette facilité avec laquelle j'ai éliminé ce gnome pourtant connu pour son intelligence et cette mixture tant convoitée qui pourrait semer le chaos chez les puissants... De la polymorphie !

 

Et nous, les meurtriers choisis pour mettre fin aux jours de Rosettier, allons lui permettre de jouer un tour bien crapuleux en guise de vengeance. Un à un, nous venons dans sa toile afin de l'éliminer pour finalement achever un confrère qui s'est fait capturer une heure auparavant. Un à un, tous les petits pions disparaissent, tandis qu'un maître de la mise en scène nous observe, prêt à nous prendre au piège.

 

J'étouffe un rire, fasciné par le plan dont je suis l'un des rouages.

 

La porte du bureau grince, et me signale l'arrivée d'un nouveau tueur. Je n'ai plus qu'à tirer ma révérence.