La Prison Des Damnés de la République

 
- Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Plutôt moins d'une minute, de correction et maintenant, d'éternelles heures à passer dans cette prison. Mais je ne pouvais tolérer une telle délinquance dans ce sanctuaire de la science qu'est l'école, explica le vieux prisonnier surnommé Papi.
 
- Hum !  C'est normal ! approuva Éric.
 
- Alors j'ai tiré les oreilles un vendredi soir à cet élève délinquant, je veux nommer Julicon, en le mettant à genoux devant le drapeau pour qu'il contemple la grandeur et l'héroïsme des aînés, pour qu'il découvre l'espoir que la société met en lui. Hélas ! Maltraitance juvénile, châtiment corporel en milieu scolaire etc, voilà les mobiles pour lesquels je croupis dans cet enfer où je rationne l'air et le vent. 
 
- Mais comment ont-ils réagi, les parents de ce Julicon...?, demanda Éric.
 
 
- Me voici en prison, c'est le fruit de leur réaction. Quand la base est ratée, les disciplines scolaires, aussi dures soient-elles, ne sauraient endiguer le mal. Quoi qu'on fasse, ce serait simplement mettre un cataplasme sur une jambe de bois. Vois-tu ! En notre temps, une inconduite à la maison, nos mamans étaient prêtes à nous tirer par les cheveux jusque devant le maître pour en recevoir une correction. Le mal qui ronge l'arbre fruitier desséché en saison pluvieuse se trouve à sa racine et non sur sa cime, mon fils.
 
- Vous avez raison, Papi. Mais qu'est-il devenu ce jeune homme?, s'enquit Éric.
 
- Interroge l'avenir, il te le dira. Quant à toi Eric, tu es un homme bien. Je t'ai observé depuis ton arrivée dans cette prison. Il serait bénéfique pour toi d'éviter de pêcher la truite dans la rivière d'un autre. Les hommes bons et sages comme toi sont des espèces rares en des milieux comme le nôtre.
 
- Comment voulez-vous que je vive, reclus dans cette PRD (Prison of Republic's Damned) alors que je n'ai plus rien à perdre ? Comment voulez-vous que je m'accorde avec l'autorité pendant que les innocents naviguent dans les méandres des lois injustes ? Les seuls amis et familles qui me restent sont ici maintenant. La mienne m'a tourné dos pour un crime que je n'ai pas commis.
 
- A force de vivre dans cette prison, on finit par devenir grincheux et acariâtre. C'est ce que les lois veulent que nous devenions. Mais cela est-il pour autant bien pour nous ? Vois-tu le vieux, El mueto, assis de l'autre côté ?
 
- Le vieux muet, n'est-ce pas?
 
- Eh bien ! En apparence muet, mais il ne l'est pas. Pour s'en sortir dans cette jungle, il faut apprendre à ne pas faire du bruit au risque d'attirer les animaux sauvages. Il faut surtout éviter de mettre sa saucisse dans un mauvais garde-manger. C'est la règle pour survivre en prison. Sais-tu pourquoi il est là ?
 
- Non. Qu'a-t-il fait ?
 
- Pour avoir corrigé son propre fils à la lanière comme à l'ancienne suite à un manque de respect... voilà où on en est aujourd'hui avec les lois qui se créent au détriment de la raison. Garde-toi de pactiser avec les diables qui rôdent dan les couloirs de cette prison. Peut-être un jour, nul ne le sait, tu sortiras d'ici et reconstruiras ta vie.
 
- Depuis mon enfance jusqu'aujourd'hui, ma vie a toujours été hérissée d'obstacles. N'ayez crainte. Je saurai comment noyer mon chagrin.
 
Après un soupir, Papi sourit, les yeux levés au Ciel et dit:
 
- Que de beaux souvenirs me reviennent ! Après l'hymne national, tous les autres chants qu'on nous apprenait, exaltaient la bravoure de nos vaillants soldats de la liberté. Cela nous motivait à nous sacrifier, à mourir pour notre patrie. Qu'est-ce qu'aujourd'hui la patrie ? Un substantif remplacé par l'apathie.
 
Aujourd'hui, nos jeunes, ces belles promesses de l'aube, ces frêles espoirs de l'avenir, peuvent raconter l'histoire de Mitsubishi les yeux fermés, nommer tous les locataires de la maison Blanche par ordre d'arrivée, mais ils ne connaissent pas l'histoire de leur propre patrie. Dommage ! Nous réécrivons l'histoire avec les légendes que l'on raconte à l'école et les chants que nous entonnons par-ci par-là sur nos nations. L'histoire, peut-être, est-elle condamnée à bégayer à jamais.
 
Tout a changé. La banalité est devenue synonyme de la normalité. Le conformisme et le mimétisme, c'est la règle pour être à la page comme vous aimez bien le dire, mon fils. En conviendras-tu ?
 
Le dictionnaire de la langue française... oh ce marigot aux eaux calmes et profondes où l'on se baignait autrefois avec plaisir s'est désormais asséché! D'ailleurs, on n'en trouve plus sur le marché. Qui pour en acheter ? On ne peut plus s'exprimer en bon français sans être taxé de pédant, d'exhibitionniste linguistique à l'ancienne; écrire dans un style plus élevé que la moyenne sans recevoir de stéréotype. Quoi de plus inquiétant ? 
 
Les mots n'ont plus le même sens et la même signification comme hier dans la tête des milléniaux et de la génération Z. Le mal est si profond qu'il est devenu MTN (Maladies Tropicales Négligées) . Et il est de ses soi-disant maîtres de l'art scripturaire qui s'offrent ce luxe de suivre cette génération dans son déclin intellectuel et psychoaffectif au lieu de lui transmettre le flambeau de la liberté reçu de la bibliothèque rose et verte. Ils préfèrent écrire des banalités, nager dans ces océans d'inepties langagières, sous prétexte qu'ils veulent se faire simples, oubliant qu'entre simplicité et frivolité, le fossé est grand, bien que ça rime. Les plus soucieux de cet héritage, sont partagés entre l'usage du synonyme et du néologisme. En tout cas, ce n'est pas parce que le scorpion a un joli dard qu'il serait plus attirant qu'une araignée. Non, pas aux yeux des vétérans bâtisseurs du quartier latin; c'est un truisme que de l'affirmer.
 
Hier, on pouvait encore prononcer facilement sans regarder à gauche et à droite la phrase suivante: "Je l'ai grimpé". Toute personne ayant l'âge de la raison aurait pensé directement au manguier derrière les classes. Oui. C'était à notre époque.
 
Érection porte désormais à confusion. Aujourd'hui, il n'est plus aisé de parler de l'érection d'une école sans entendre une sourde clameur, un roucoulement au fond de la classe, de la Maternelle au Supérieur. A qui la faute, mon fils? Un mental biaisé pour une société anémique, on ne peut que tomber dans l'obsolescence des règles élémentaires de la langue de Molière.
 
Ah ! un autre mot : la pipe. Mes apprenants se sont esclaffés un jour au cours d'une dictée quand j'ai prononcé ce mot. Aussitôt, je les vis se pourlécher les babines, tous, sans exception. Quelques-uns mirent leur stylo dans la bouche, se regardant les uns les autres avec frénésie et envie.
 
Au début, je ne comprenais pas cette subite et spontanée métamorphose de toute une classe de jeunes gens. Mais je me rendis vite à l'évidence après que j'ai voulu continuer la dictée. Vois-tu, fiston? Une gamine de huit ans me demanda de lui répéter la phrase, puis s'ensuivit toute la classe et ce, à maintes reprises.
 
De fait, ce à quoi pensaient mes apprenants était insoupçonnable. Pourtant, la phrase était : "son épouse, cette femme aux yeux envoûtants et aux lèvres mielleuses lui apporta une belle pipe en remplacement de l'ancienne comme cadeau d'anniversaire."
 
Ce qui me rend perplexe est que, ce à quoi pensaient ces élèves, nous, anciens, l'avions expérimenté. Nous le pratiquons encore aujourd'hui et nous en savons les bienfaits. Pourtant, point d'amalgame dans notre tête encore moins dans notre esprit au sujet de la pipe à fumer le tabac.
 
Après qu'il eut fini, il prit un moment de silence, se leva, joignit ses deux pieds, la main droite sur la poitrine, se mit au garde-à-vous et entonna un chant des combattants d'alors. A la première note, le vieux El mueto se joignit à la danse. Toute la prison, ou du moins les anciens détenus, firent de même. 
 
Tout à coup, Papi s'accroupit, poussa un grand cri et s'évanouit. Avant qu'on eût le temps de l'emmener à l'hôpital, il rendit son dernier souffle.
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