Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Mon père m'avait pourtant prévenu. Se méfier de soi. Toujours garder son sang-froid. L'ennemi redoutable n'est pas dans l'environnement extérieur, il est logé en nous et creuse davantage pour élargir son espace. Des sillons drus. Lutter contre soi-même pour lui confisquer sa bêche. Vaincre ses démons qui prescrivent de faire le pire lorsque, dans des circonstances imprévues, on perd le contrôle et les membres du corps s'empressent à obéir à leurs viles prescriptions aux conséquences néfastes. Se dresser contre sa fougue. Jeunesse, temps de l'hyperréactivité et de l'hypersensibilité où tout peut déraper par un simple mouvement inconsistant du corps. Le basculement est latent. La chute est proche. Temps de la maturité, de la plénitude et de la fécondité. La jeunesse est à la fois solidité et fragilité. Déborder d'énergie et se sentir confiant pour livrer courageusement les combats de l'existence et en sortir tout le temps vainqueur. Le corps souple et agile répond efficacement au vœu de l'esprit. La connivence s'opère... Mais aussi, être en proie aux vicissitudes de la vie. Hésiter devant les défis à relever. Sentir l'échec à ses trousses. Courir pour lui échapper. Trébucher. Se relever. Presser le pas pour hâter la venue de l'avenir. Se crever les pieds... Le père avait tout expliqué. Il avait imaginé tous les scénarii possibles pour me mettre en garde. L'un d'eux s'est réalisé.
Comment vous expliquer ce qui m'est arrivé ? J'ai été bousculé par les aléas de l'existence. Une bousculade infligée par une force puissante qui m'a fait découvrir un ailleurs incompris. J'apprends à le comprendre et à m'y faire. Les aléas de l'existence sont incontrôlables et ne peuvent être cernés. Prudence et lucidité sont requises lorsqu'on explore les chemins tortueux de la vie, ce grand balancier. Hélas ! Je n'ai jamais été prudent ni lucide. Toujours dans l'imprudence et le délire. Résultat : une minute avait suffi pour m'envoyer à la dérive.
J'ai ôté la vie d'une personne. La semaine dernière. J'en suis sorti amputé. Je ne suis plus le même. Quelque chose en moi, emporté par cette mort accidentelle, ne répond plus. Oui, je l'ai tué accidentellement. Je me suis rendu compte, tout-de-suite après l'acte, libéré par mes démons, que ce n'est pas ce que j'aurais voulu, le tuer. Une simple poussée lui a coûté la vie. Un jeune comme moi. Un espoir pour sa famille, pour le pays, pour le continent et pour le monde. Une ressource vitale en moins. C'est cela donc la perte d'innocence, la culpabilité... Je suis devenu un meurtrier par inadvertance. Malgré tout, je refuse d'être envahi par cette sensation de culpabilité. Je refuse aussi de croire qu'il est mort par accident, que l'issue de la bagarre m'avait échappé. Cela aurait tendance à amoindrir la charge que je dois soulever. Je m'efforce d'admettre qu'il est mort parce que je n'ai pas su garder mon sang-froid, que je n'ai pas su vaincre mes démons qui, dans cette situation imprévue, me conseillaient de faire le pire... Ah les mots de mon père ! Je retrouve tout leur sens. J'ai toujours eu du mal à les apprécier à leur juste valeur depuis que je me suis en tête qu'entre nous il y avait ce fameux conflit de génération. Il n'y en avait aucun. Ses conseils, je les trouvais trop rétrogrades, archaïques et porteurs d'une mentalité dépassée ou passée, sans les examiner. Aussitôt sortis de sa bouche, ils étaient immédiatement reconduits vers la corbeille mentale. Je viderai celle-ci à nouveau pour les ériger en principes de vie. Je regrette... L'avocat qui m'est commis d'office s'acharne sur moi. Il veut me faire changer d'avis : il veut que je soutienne la thèse de l'homicide involontaire, si j'aspire à être libéré dans les prochains jours. Je crois qu'il va finir par se décourager et me laisser pourrir ici. Mais je dois guérir de cette plaie. Elle est là, béante. Je suis en déphasage avec moi-même. Je dois réparer cela ici, dans la solitude. L'endroit est étroit : nous sommes plus de trente personnes dans cette petite cellule de Rebeuss. Mais on y accorde de l'espace ; on est distants tout en étant proches. Je dois en profiter pour refaire peau et âme nouvelles. Il doit comprendre cela cet avocat. Je moisirai peut-être ici. Cela ne m'effraie point.
Le drame est survenu après un match de football. Ce sport que j'avais préféré à l'aïkido et au yoga suggérés par mon père pour m'aider à devenir maître de moi-même. J'étais incapable de saisir la philosophie profonde de l'aïkido qui, d'après Maître François, ce vaillant homme dont le calme et la quiétude me surprenaient toujours, a comme objectif de développer l'harmonie du corps et de l'esprit. Cela ne me disait absolument rien et j'abandonnais au bout de quelques séances. Pareil pour le yoga. Le football m'avait conquis. Je l'ai aimé sans avoir jugé son importance. J'étais un bon excentré, qui faisait les passes et les centres au moment opportun, disait le coach Badara, mais très émotif et irascible, ajoutait-il tout-de-suite après. Un simple tacle raté d'un latéral pouvait me déstabiliser pendant tout un match. Cette susceptibilité m'accompagnait partout où j'allais. Au début, je ne la voyais pas comme un défaut. J'ai su plus tard, à travers des ébauches d'introspection et des réprimandes répétitives de mon père, qu'il en était un. Hélas ! Je ne fournissais point les efforts que la correction exigeait. Je suis resté impulsif et susceptible.
C'était un match amical pour la préparation d'un tournoi départemental. Le terrain n'était pas en bon état. Il était rempli de pierres et de tessons de bouteilles cassées. Mais on avait l'habitude de jouer sur ce type de terrain. C'est le Sénégal. C'est l'Afrique. Ce gars, un latéral gauche plutôt chétif avec une grosse tête, m'avait blessé lors de la première mi-temps, alors qu'on menait à un but à zéro. Il le niait et soutenait qu'il m'avait juste taclé. Je lui répondis, tout en lui lançant un sourire qu'il trouvait sûrement narquois : « Joue sur le ballon, pas sur mes pieds mon frère ! ». Il rétorqua avec fureur et agressivité : « Ce n'est pas à toi de me dire comment jouer putain ! Va te faire foutre ! ». A ce moment, je sentais mes nerfs si tendus. Une voix dans ma tête me disait que c'était là un défi à relever et me conseillait de me taire, de garder mon calme et de continuer à jouer pour prouver mon talent sur le terrain. Une autre suggérait de répondre à l'insulte et de lui donner, s'il le fallait, une bonne leçon pour ne paraître comme une mauviette. Le duel était lancé. Finalement, je lui dis simplement qu'il ne devait pas m'insulter, que ce n'était pas gentil ça. C'était mort. Il réagissait avec une injure beaucoup plus moche : « Nique ta mère, ta sœur, ta grand-mère... Goutte à toutes les chattes de ta putain de famille ! ». La seconde voix avait gagné. J'en venais aux mains. On en venait aux mains. Un coup, deux coups et il me donna un coup de tête qui me fit chanceler. Déséquilibré par le coup, je l'ai poussé de toutes mes forces avant que les autres ne viennent nous séparer. Il trébucha et tomba sur le sol. Sa tête heurta gravement le bout pointu d'une pierre. Il perdit connaissance et baigna dans un marre de sang. L'ambulance était arrivée trente minutes plus tard, après que l'appel d'urgence fut lancé. La police était venue me cueillir au terrain. J'ignore toujours qui les avait prévenus. Pétrifié par l'horreur, je n'avais pas bougé. J'avais reçu la nouvelle de sa mort pendant que j'étais gardé en vue à la police. Et elle m'a abattue. Le jour suivant, je suis déferré. Cela fait exactement une semaine et deux jours que je suis là.
La vie m'a éprouvée. Je dois apprendre de cette épreuve. Tout ce que j'espère, c'est de vaincre mes démons à la fin. Tout ce que j'espère, c'est de devenir un homme meilleur, dont la vie sera utile pour toute la communauté. Pour le moment, je dois guérir de mon mal être.