La nuit est tombée sur la campagne normande, amenant avec elle une odeur de terre humide et d'herbe coupée. De fines perles doivent recouvrir les feuilles des arbres. Je prends quelques secondes pour respirer cette odeur, pour ne pas aller trop vite et graver chaque dernier instant dans ma mémoire. J'inspire délicatement et expire en chassant toute forme de colère.
J'aime sentir le caoutchouc des bottes sur mes jambes et entendre leur bruit sur les graviers. Là, maintenant, je n'ai plus peur, même dans le noir. Parce que je sais que dans quelques minutes je ne serai plus dans l'obscurité. Sans faire de bruit, pour ne pas réveiller mes parents endormis à l'étage, je referme la porte de notre longere.
Le vent s'est levé et joue avec mes cheveux, il s'engouffre dans ma polaire et me fait frissonner. Le bruissement des feuilles des arbres me chatouillent les oreilles. J'imagine une danse menée par le vent entre les branches du chêne centenaire, un tourbillon passant d'arbustes en arbustes, une symphonie de chuchotement. Je ferme les yeux pour savourer pleinement ce son, vieux réflexe gardé de ma vie d'avant...
D'une main je frôle le mur extérieur de la maison, le crépis est froid sous mes doigts. Arrivée au bout je sais qu'il me faudra marcher tout droit pendant vingt-huit pas jusqu'à la porte. Le plus compliqué est de se repérer sans repère justement. Sans aucune indication, ni main à attraper. Quel paradoxe ! Sans réfléchir, je m'élance dans le vide. Marchant à l'aveuglette, les bras tendus à l'affut du moindre son.
Et puis je la sens, sous mes paumes. La porte bleue usée, entourée de lierre grimpant. Doucement je la pousse et je soupire de soulagement. Je sais qu'elle sera là et elle est là. Je la ressens. Je m'avance encore de quelques pas, je tends le bras et ouvre la main vers le ciel. Le bruit de son approche me gonfle le cœur. Cataclop, cataclop. Ses sabots piétinent gaiement dans ma direction. Je sais que ses muscles sont douloureux et pourtant, dès mon arrivée, elle s'élance vers moi. Tagada, tagada. Elle franchie les derniers mètres qui nous sépare au galop. J'imagine sa démarche, le port altier et le regard fixé sur moi. Si elle le pouvait, elle sourirait, comme je le fais.
Et puis la voilà, juste au-dessus de moi. Je sens qu'elle pose sa tête au creux de ma main. La douceur de cet échange est si forte qu'elle fait exploser en moi des tonnes d'étincelles. Notre lien est indestructible, nous venons de le prouver. Encore et encore. L'amour que je lui porte est au-delà de tout ce que l'on peut imaginer. À tel point que je suis capable de tout affronter à ses côtés.
Pourtant il y a encore une épreuve que nous n'avons pas encore surmontée... Elle me glace le sang, me fait suffoquer, rien qu'à y penser. Je chasse bien vite la tristesse. Demain viendra vite, trop vite. Profitons toutes les deux de maintenant.
— Porte-moi Eclipse. Je veux que notre dernière ballade soit éternelle !
Elle hennit doucement. Son souffle est chaud contre moi. Je caresse sa crinière, le crin crisse doucement, je visualise sa robe noire et son regard vif et pénétrant. Ma jument est ma plus belle rencontre. Notre relation est inqualifiable tellement elle est pure. Sans avoir prononcé la moindre parole, elle me comprend.
Eclipse s'abaisse légèrement et en une impulsion je me retrouve sur son dos. Sentant ses flancs contre mes mollets et la douceur de son poil sous mes mains. Je me penche en avant jusqu'à ce que ma tête repose sur elle. Je murmure.
— Éclipse, huit années passées avec toi rempliront ma vie entière de souvenirs. J'aimerai que l'on galope toutes les deux les prochaines heures. Je te fais confiance pour me guider. Tu seras mes yeux, je serai ta voix.
Elle secoue doucement la tête. Je sais qu'elle peut comprendre. Depuis notre accident nous sommes liées d'une forme particulière. Comme si nous ne formions plus qu'une seule personne. Les cauchemars de cette après-midi-là me hantent encore. Et si j'avais su... Jamais nous ne serions parties nous balader. Mais personne n'aurait pu se douter qu'un troupeau de sangliers viendrait nous percuter en pleine promenade. Le choc avait été violent, la douleur fulgurante. Et pendant tout ce temps où j'étais au sol, je ne pensais qu'à elle, Eclipse.
Perdre la vue est une épreuve de tous les jours. Une bataille de plus. Un défi à relever. La colère à fait place à l'envie d'avancer. Mes parents ont rejeté la faute sur ma jument, celle qui m'a protégée de son corps jusqu'à ce que les sangliers finissent de nous piétiner. Une pression des jambes et Éclipse avance. J'ai laissé la porte bleue ouverte pour qu'elle puisse sortir. Le vent est plus intense, comme s'il me poussait à prendre mon envol. Je n'ai pas peur de la vitesse. Ma confiance je lui ai déjà donné, avoir les yeux ouverts ou fermés n'y changera rien. Les larmes coulent en silence sur mes joues. Le plus dur sera de réussir à vivre sans elle, sans ailes... Alors je prends tout. La force de son galop, le bruit de ses sabots, son odeur et la douceur de sa robe. La sensation de sa crinière sur mon bras et l'amour que je lui porte. Je grave tout en moi, pour me souvenir que le lien qui nous uni est puissant, réel. Je sais déjà, du haut de mes seize ans, que jamais je ne pourrai trouver une telle complicité avec quelqu'un d'autre.
Je ressers ma prise autour d'Eclipse et je hurle de toutes mes forces. Un cri animal qui provient du plus profond de mes tripes et qui se mélange à mes larmes salées. Parce que je l'aime. Rien ne pourra changer. Et pourtant... Pourtant je sais qu'elle ne pourra pas survivre à cet accident. Elle n'a pas perdu la vue, elle a perdu son avenir...
Incurable. Ce mot du vétérinaire il y a quelques semaines a fini de me plonger dans un abysse profond. Tout en me laissant guider par Eclipse, je ne peux m'empêcher de me dire que j'ai eu de la chance. Celle de pouvoir partager tant d'années avec elle. Et d'avoir pu la voir telle qu'elle est. Bien plus qu'un animal, bien plus qu'une amie. Mon tout. Voilà cette image d'elle que je garderai sous mes paupières.
Éclipse, mon soleil et ma lune. Trop malade pour pouvoir continuer à vivre... Demain la porte bleue sera condamnée... Et mon cœur lui sera toujours ouvert. Dans mon esprit, nous galoperons ensemble, à l'infini...
J'aime sentir le caoutchouc des bottes sur mes jambes et entendre leur bruit sur les graviers. Là, maintenant, je n'ai plus peur, même dans le noir. Parce que je sais que dans quelques minutes je ne serai plus dans l'obscurité. Sans faire de bruit, pour ne pas réveiller mes parents endormis à l'étage, je referme la porte de notre longere.
Le vent s'est levé et joue avec mes cheveux, il s'engouffre dans ma polaire et me fait frissonner. Le bruissement des feuilles des arbres me chatouillent les oreilles. J'imagine une danse menée par le vent entre les branches du chêne centenaire, un tourbillon passant d'arbustes en arbustes, une symphonie de chuchotement. Je ferme les yeux pour savourer pleinement ce son, vieux réflexe gardé de ma vie d'avant...
D'une main je frôle le mur extérieur de la maison, le crépis est froid sous mes doigts. Arrivée au bout je sais qu'il me faudra marcher tout droit pendant vingt-huit pas jusqu'à la porte. Le plus compliqué est de se repérer sans repère justement. Sans aucune indication, ni main à attraper. Quel paradoxe ! Sans réfléchir, je m'élance dans le vide. Marchant à l'aveuglette, les bras tendus à l'affut du moindre son.
Et puis je la sens, sous mes paumes. La porte bleue usée, entourée de lierre grimpant. Doucement je la pousse et je soupire de soulagement. Je sais qu'elle sera là et elle est là. Je la ressens. Je m'avance encore de quelques pas, je tends le bras et ouvre la main vers le ciel. Le bruit de son approche me gonfle le cœur. Cataclop, cataclop. Ses sabots piétinent gaiement dans ma direction. Je sais que ses muscles sont douloureux et pourtant, dès mon arrivée, elle s'élance vers moi. Tagada, tagada. Elle franchie les derniers mètres qui nous sépare au galop. J'imagine sa démarche, le port altier et le regard fixé sur moi. Si elle le pouvait, elle sourirait, comme je le fais.
Et puis la voilà, juste au-dessus de moi. Je sens qu'elle pose sa tête au creux de ma main. La douceur de cet échange est si forte qu'elle fait exploser en moi des tonnes d'étincelles. Notre lien est indestructible, nous venons de le prouver. Encore et encore. L'amour que je lui porte est au-delà de tout ce que l'on peut imaginer. À tel point que je suis capable de tout affronter à ses côtés.
Pourtant il y a encore une épreuve que nous n'avons pas encore surmontée... Elle me glace le sang, me fait suffoquer, rien qu'à y penser. Je chasse bien vite la tristesse. Demain viendra vite, trop vite. Profitons toutes les deux de maintenant.
— Porte-moi Eclipse. Je veux que notre dernière ballade soit éternelle !
Elle hennit doucement. Son souffle est chaud contre moi. Je caresse sa crinière, le crin crisse doucement, je visualise sa robe noire et son regard vif et pénétrant. Ma jument est ma plus belle rencontre. Notre relation est inqualifiable tellement elle est pure. Sans avoir prononcé la moindre parole, elle me comprend.
Eclipse s'abaisse légèrement et en une impulsion je me retrouve sur son dos. Sentant ses flancs contre mes mollets et la douceur de son poil sous mes mains. Je me penche en avant jusqu'à ce que ma tête repose sur elle. Je murmure.
— Éclipse, huit années passées avec toi rempliront ma vie entière de souvenirs. J'aimerai que l'on galope toutes les deux les prochaines heures. Je te fais confiance pour me guider. Tu seras mes yeux, je serai ta voix.
Elle secoue doucement la tête. Je sais qu'elle peut comprendre. Depuis notre accident nous sommes liées d'une forme particulière. Comme si nous ne formions plus qu'une seule personne. Les cauchemars de cette après-midi-là me hantent encore. Et si j'avais su... Jamais nous ne serions parties nous balader. Mais personne n'aurait pu se douter qu'un troupeau de sangliers viendrait nous percuter en pleine promenade. Le choc avait été violent, la douleur fulgurante. Et pendant tout ce temps où j'étais au sol, je ne pensais qu'à elle, Eclipse.
Perdre la vue est une épreuve de tous les jours. Une bataille de plus. Un défi à relever. La colère à fait place à l'envie d'avancer. Mes parents ont rejeté la faute sur ma jument, celle qui m'a protégée de son corps jusqu'à ce que les sangliers finissent de nous piétiner. Une pression des jambes et Éclipse avance. J'ai laissé la porte bleue ouverte pour qu'elle puisse sortir. Le vent est plus intense, comme s'il me poussait à prendre mon envol. Je n'ai pas peur de la vitesse. Ma confiance je lui ai déjà donné, avoir les yeux ouverts ou fermés n'y changera rien. Les larmes coulent en silence sur mes joues. Le plus dur sera de réussir à vivre sans elle, sans ailes... Alors je prends tout. La force de son galop, le bruit de ses sabots, son odeur et la douceur de sa robe. La sensation de sa crinière sur mon bras et l'amour que je lui porte. Je grave tout en moi, pour me souvenir que le lien qui nous uni est puissant, réel. Je sais déjà, du haut de mes seize ans, que jamais je ne pourrai trouver une telle complicité avec quelqu'un d'autre.
Je ressers ma prise autour d'Eclipse et je hurle de toutes mes forces. Un cri animal qui provient du plus profond de mes tripes et qui se mélange à mes larmes salées. Parce que je l'aime. Rien ne pourra changer. Et pourtant... Pourtant je sais qu'elle ne pourra pas survivre à cet accident. Elle n'a pas perdu la vue, elle a perdu son avenir...
Incurable. Ce mot du vétérinaire il y a quelques semaines a fini de me plonger dans un abysse profond. Tout en me laissant guider par Eclipse, je ne peux m'empêcher de me dire que j'ai eu de la chance. Celle de pouvoir partager tant d'années avec elle. Et d'avoir pu la voir telle qu'elle est. Bien plus qu'un animal, bien plus qu'une amie. Mon tout. Voilà cette image d'elle que je garderai sous mes paupières.
Éclipse, mon soleil et ma lune. Trop malade pour pouvoir continuer à vivre... Demain la porte bleue sera condamnée... Et mon cœur lui sera toujours ouvert. Dans mon esprit, nous galoperons ensemble, à l'infini...