La pomme

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Je tournai ma carte en tous sens. Où était ce fichu sentier ? Et ce cours d'eau traçant de longues arabesques entre les courbes de niveau, où diable se cachait-il ?
Il fallait se rendre à l'évidence, j'étais perdu dans la plus vaste forêt de France et j'allais passer la nuit à la belle étoile. Fort heureusement, la température était clémente. J'ouvris mon sac à dos pour faire le compte de mes possessions : un duvet, une gourde pleine, deux barres de céréales, un sachet de pâtes lyophilisées ; de quoi tenir jusqu'à demain. Je décidai de continuer jusqu'au coucher du soleil. La probabilité que je croise une route ou un signe quelconque de civilisation était élevée. Confiant, je m'élançai au cœur des hautes fougères.
Après une heure de marche, je constatai, surpris, que l'interminable et monotone cohorte de pins avait laissé place à un enchevêtrement de feuillus. Chênes, bouleaux, hêtres... Des volées de passereaux striaient l'air en tous sens. À ma grande surprise, un moineau se posa sur mon épaule. Je n'osai le chasser. Il m'accompagna pendant dix minutes avant de s'envoler. Un chevreuil apparut au creux d'un bosquet, me dévisagea sans crainte puis disparut au petit trot dans un buisson.
Soudain, il y eut un bruit de branches brisées, une silhouette noire.
— Hé ho ! criai-je, attendez !
Le visage qui se tourna vers moi était celui d'une vieille femme au nez crochu. Ses cheveux blancs et rêches encadraient le visage le plus ridé que j'ai contemplé. Son regard m'arracha un frisson. Elle pivota puis reprit sa course. Je m'élançai à sa suite.
Ma chaussure gauche buta dans une racine. Je m'étalai dans la mousse humide.
Et merde !
Je me relevai, les genoux endoloris. Jaillissant d'un buisson, trois enfants se précipitèrent sur moi. Le souffle coupé, je roulai sur le sol. L'un d'eux agrippa mes jambes, les autres saisirent mes bras avec une force surprenante et je sentis, paniqué, la lame d'un couteau se poser sur ma gorge.
— Mortecouille ! cria l'un deux, ce n'est pas la sorcière !
La voix grave était celle d'un adulte. Je les regardai. Des nains ! Trois nains barbus habillés comme Robin des bois. Le plus petit leva sa hachette puis éternua.
— Atchoum ! Cesse tes âneries ! Tu vois bien que ce n'est pas la vieille.
Il me lança un regard suspicieux.
— Vous êtes... ?
— Antoine, répondis-je. Vous êtes complètement malades d'agresser les gens comme ça !
— Quel nom bizarre !
Il se releva puis se tourna vers celui qui tenait le couteau.
— Dormeur, tu l'emmènes à la chaumière. Atchoum et moi, nous poursuivons la garce. Pas question qu'elle nous échappe !
— Pas de problème, Grincheux, mais soyez prudents. Elle a plus d'un tour dans son sac !
Les deux nains partirent en courant. Le dénommé Dormeur relâcha son emprise et je sentis avec soulagement le fil de l'acier s'éloigner de ma peau.
— Vous ne manquez pas d'humour, osai-je, être nain et vous appeler Dormeur, Grincheux, Atchoum...
— Et alors ?
— Ben, comme dans Blanche-Neige et...
— Vous connaissez la princesse ? s'écria-t-il.
— Oui, enfin le conte, comme tout le monde.
— Suivez-moi, dit-il, il n'y a pas une seconde à perdre.
J'hésitai. Ces nains étaient complètement à l'ouest, mais j'étais perdu. Après tout...
— Allons-y, fis-je.
Il partit en trottinant. Pas évident à suivre avec ce sac qui ballottait dans mon dos. Je réussis néanmoins à rester dans ses pas. Un quart d'heure plus tard, nous débouchâmes dans une clairière dominée par une vaste chaumière. Devant l'entrée, une jeune fille était allongée sur l'herbe. À ses côtés, quatre nains pleuraient à chaudes larmes. Curieusement, des lapins, des poules, des pigeons et autres oiseaux complétaient le cercle des spectateurs.
Je m'avançai sous les regards étonnés.
— Elle est morte ! brailla un nain qui semblait plus jeune que les autres.
Je m'approchai encore.
Plusieurs pensées me traversèrent l'esprit. Est-ce que je dors et si oui, quand vais-je me réveiller ? Le petit doit être Timide et le plus vieux est sûrement Prof ! Cette fille est une bombe ! Où est la pomme ?
Comme s'il avait deviné mes pensées, le vieux barbu désigna le fruit posé sur le sol.
— Elle a mangé une bouchée de cette pomme puis elle s'est effondrée.
— Elle est morte ! brailla le petit encore plus fort tandis que Dormeur étouffait un bâillement.
De vagues souvenirs de ma formation de secouriste me revinrent à l'esprit.
— Vous avez tenté le bouche-à-bouche ? La manœuvre de Heimlich ?
...
— Je vois. Laissez passer.
Je m'approchai de la supposée Blanche-Neige, glissai mes mains sous ses aisselles et la soulevai. Sous les regards interloqués des cinq nains, je plaçai mes mains jointes au creux de son sternum et appuyai d'un coup vers le haut.
La jeune fille cracha aussitôt un morceau de pomme bavouilleux. Dans un sifflement de soufflet arthritique, elle inspira une grande bolée d'air frais. Tout en la soutenant, je l'assis sur l'herbe. Les nains lancèrent des hourras et les différentes bestioles présentes caquetèrent, gloussèrent, pépièrent à l'exception des lapins qui ne dirent rien et remuèrent frénétiquement leur queue ridicule. Peu à peu, les ravissantes pommettes de la princesse se teintèrent de rose tandis que ses lèvres bleuies se coloraient d'un rouge vermeil. Après de longues minutes, elle leva les yeux dans ma direction.
Madre mia. Cette fille était la beauté incarnée. Un croisement entre Eva Green et... bref, Eva Green en mieux.
— Mon sauveur, dit-elle dans un souffle.
Elle agrippa mon tee-shirt et me donna un baiser aussitôt classé PEGI 18 par les instances appropriées. Les nains et les lapins se détournèrent en rougissant.
J'étais également tout rouge, mais pour d'autres raisons.
Elle relâcha son emprise. Quelle résurrection ! Et quelle santé ! 
Le bruit d'un galop attira notre attention. Monté sur un grand cheval blanc, un gugusse habillé pour le bal masqué fit son apparition. Il tira sur le mors à dix pas de notre groupe et sauta souplement de son cheval.  
Botté de cuir, il portait un collant moulant façon Bolchoï et une veste de cuir frangée. Il dégaina une immense épée et commença à faire des moulinets. Je me demandai un instant s'il avait pour objectif de zigouiller tous les moustiques de la clairière.
— Palsambleu, criait-il, donnez-moi moult ennemis à tailler. Où est la vilaine sorcière ? Palsambleu !
Blanche-Neige se releva et posa son doux minois contre ma poitrine.
— Mais qui est-ce ? murmura-t-elle. Protégez-moi, mon bien-aimé.
J'observai la lame aiguisée, la musculature du gaillard et décidai sur le champ d'être lâche.
— À mon avis, c'est le prince charmant. Il vient pour vous sauver, vous épouser, vous faire beaucoup d'enfants et tout ça...
— Mais je vous aime !
— Pour tout vous dire, Blanche-Neige, vous êtes super canon, intelligente, vous parlez même aux petits oiseaux et vous feriez le bonheur de n'importe quel homme, mais je suis déjà marié.
— Non ?
— Et si, fis-je en montrant mon alliance.
— Et vous m'avez embrassée ? Goujat !
— L'un dans l'autre, je n'ai pas trop eu le choix.
— Oh ! belle princesse, intervint le grand musclé, désirez-vous que j'occisse ce manant ?
— On se calme, fis-je en reculant. Primo, le verbe occire ne se conjugue pas au présent du subjonctif, et deuxio, c'est moi qui l'ai sauvée, votre princesse.
— Pas faux, ajouta Dormeur.
Je le remerciai d'un hochement de tête.
— Moi, tout ce que je veux, c'est retrouver mon chemin et quitter cette forêt.
Blanche-Neige eut une moue dégoûtée.
Prof s'approcha, prit ma main et m'emmena à l'écart.
— Dormeur vous conduira. Le prince n'a pas l'air fin et ça pourrait tourner vinaigre. Fuyez, pauvre fou !
Dit comme ça, que vouliez-vous que je fasse ?
Je lançai un regard désabusé à l'ingrate, laquelle s'était déjà rapprochée du danseur étoile puis m'éloignai dans le sous-bois à la suite de Dormeur.
Nous marchâmes longuement. Le soir avait étendu ses ombres dans la forêt. Nous franchîmes la lisière aux alentours de minuit. Un chemin empierré s'étirait à mes pieds. Je me retournai pour saluer mon compagnon. Personne.
— Dormeur ?
Le hululement d'une chouette fut la seule réponse apportée par la nuit.

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