« Écrire peut servir à exorciser la peur et la haine ; ça peut être un moyen de surmonter les préjugés et la douleur. Au moins, si tu sais écrire, tu as une chance de t'exprimer... tu peux offrir tes pensées au monde, et même si personne ne les lit ou ne les comprend, elles ne sont plus piégées au fond de toi. »
Roger Jon Ellory Seul le silence - Sonatine Editions
Lorsque pour la première fois, je fis connaissance avec Elle, j’étais encore très jeune et ne savais pas que cette rencontre allait changer ma vie pour longtemps. Elle m’apparut d’abord sous sa forme juvénile : chaleureuse, imparfaite, bourrée de sentiments et un peu maladroite certainement. Elle cherchait sa voie au travers de mon cœur et de mes pensées et ses balbutiements existentiels aboutissaient à de sauvages élans un peu désordonnés. Son cheminement dans les méandres de l’amour trouvait dans mon spleen, une nourriture abondante et stimulante. Lentement, Elle s’installait en moi, bouleversant mon existence au point que je rejetais tout ce qui ne la concernait pas, tout ce qui n’était pas Elle. De jour en jour, cette prise de possession, cette invasion incantait mes désirs et brûlait mes dernières défenses.
C’est à cette époque où, à peine sorti des remous soixante-huitards et des soubresauts woodstockiens, je cherchai ma propre vie, en chemise à fleurs et pat’-d’éph, que je composais mes premiers vers pour lui rendre grâce. Ces hommages griffonnés à la hâte sur un coin de guéridon de bistrot parisien du Boul’Mich, sur le zinc même d’un troquet estudiantin de province, sur le quai d’une gare ou dans une chambre glaciale d’un hôtel de troisième ordre perdu entre ciel et terre, empruntaient leurs essences aux vapeurs de la bière, des whiskies-coca et de l’âcre fumée des « goldos », sans oublier le joint maladroitement confectionné et savouré en catimini sous la voûte de pierre d’une boîte de nuit à la mode.
Elle tenait bon malgré tout, étendant ses ramifications sur tous mes sens, tissant patiemment sa toile arachnéenne pour mieux me tenir prisonnier nonobstant mes incartades vers d’autres genres tout aussi attrayants. Ces infidélités, parfois prenaient des allures de liaisons passionnelles, mais toujours Elle savait me faire revenir vers Elle, en me proposant de nouveaux attraits, de nouveaux appas qui s’allaient mûrissants et qu’Elle dévoilait devant mes yeux sans cesse émerveillés de multiples transformations. Mes doigts n’étaient pas en reste et c’est avec fébrilité que je traduisais mes émois sur du papier. L’érotisme et la licence s’en mêlaient et à chaque éclatement de ma libido exacerbée naissaient des octosyllabes, des vers iambiques, trochaïques, anapestiques ou de redondants alexandrins inspirés du romantisme hugolien. Plutarque, Catulle, Virgile même donnaient matière inépuisable à ces compositions maladroites et pompeuses. J’y allais de mes Odes, mais souvent dans le désordre de mes esprits tout chamboulés, la prosodie n’avait plus cours et laissait place à la libération versificatoire, le surréalisme abscons ou le symbolisme débridé imité des Grands Maître du genre.
Et puis un jour : disparue ! Sa voie s’est tue, son image s’est évanouie dans le lointain laissant le désarroi m’envahir ! C’était le vide, le néant et la rémige, qui jusqu’ici reproduisait mes sensations et mes émotions en mots triturés et phrases torturées, s’en est trouvée tout subitement flétrie. J’eus beau faire et implorer son retour, rien n’y fit ! Autant crier dans le désert ! Elle était bel et bien enfuie et me laissait seul et désemparé pour de trop longues années. L’errance commençait pour moi, avec ses erreurs de parcours, ses sentiers épineux et semés d’embûches...
Et soudain, au moment où je m’y attendais le moins, aussi vite qu’Elle était partie, elle reparût à l’heure où les brumes atteignent la possession de la vie dans l’éclatement de la vingt-quatrième heure où le ciel et la terre confondent leur amour. Elle était plus vive qu’une source au milieu de l’oued, plus éclatante qu’un soleil sur le Nil, comme enrichie de son absence ! Comme ayant puisé aux sources du Léthé des eaux roulantes d’étoiles, gorgées de nectar et d’ambroisie, pour dissoudre mon deuil de l’avoir perdue. Et une soif inextinguible dessécha de nouveau mon gosier. Elle arrivait de nulle-part, jaillissant d’un puits de dictame où j’allais pouvoir enfin étancher ma pépie, penché sur la margelle fraîche à l’ombre de l’yeuse.
C’en était fait de moi ! Je le savais ! Cette fois-ci, Elle n’était pas revenue pour repartir de sitôt et ramenait à sa suite toute son escorte de braves chevaliers et fidèles serviteurs, de chantres, de troubadours et d’aèdes. L’alcyon, posé sur son épaule nue, se laissa arracher sa plume la plus belle et je replongeais dans les délices des beaux artifices de la scansion, les soutiens naturels du rythme, la musique du vers et les règles de la prosodie. Mais le plus souvent cette crise de rimes explosait en des désintégrations de mots épars sur la feuille blanche, jetées fougueusement en vocables erratiques et en litanies incantatoires et réitératives.
Elle coulait de nouveau et lentement en moi comme pour se délecter de ma substance et moi m’enrichir de la sienne, me procurant un « repos tel que le réveil en est exclu ». D’ailleurs il n’était pas question de réveil puisque ce qui implique ce retour à la conscience du réel, le sommeil, avait fui mes nuits toutes submergées d’impressions indélébiles, d’images hyper-sensuelles et de luxurieuses tentations, de paysages édéniques, de voyages lointains dans des Transsibériens rutilants d’ors et de velours ou dans des felouques chargées de parfums d’orient et d’épices, de visages de bayadères et d’odalisques brunes et dénudées. Bref, Elle me tenait serré entre ses bras et me rendait nécessaire à remplir « une place reconnue et approuvée ». De souvenirs en réminiscences et de sensations de déjà-vu aux suggestions de bientôt vu, je retombais dans les rêts capricieux de l’onirisme où Elle se mouvait « tout droit avec des courbes » !
Je n’avais pas encore lu Rilke et pourtant je plongeais en moi-même et recherchais dans les moindres instants insignifiants de ma vie « le signe et le témoin de cette impulsion » et trouvais dans mes tristesses et mes désirs matière originale à la création. Et quand rien ne sortait de ces observations désordonnées, j’introspectais mes souvenirs et mes rêves pour éveiller des sensations englouties qui me confortaient dans cette demeure ainsi bâtie, « à peine visible loin de laquelle passera le vacarme des autres ». Je créais mon propre univers, mes nuit de Walpurgis et mes chants de Maldoror. Et seul l’amour pouvait appréhender mes phrases, en saisir le sens profond et caché et faire preuve d’objectivité à leur endroit.
Et au hasard, par sa grâce et ses cadences, ses chants et ses pleurs, je croisais sur ma route Lycoris, Stellyre, Glycère ou Phyllodoce, traversais le bois d’Eleusis et baisais le pied cambré de Vénus ou la main chaude d’Astarté.
Et je pouvais sentir l’haleine bienfaisante des mots dans un certain ordre assemblés. Ainsi gouverné par la secrète tyrannie de l’amour, j’allais haletant ou serein, triste ou joyeux, désolé ou consolé, le long de ce chemin ensoleillé qui est la « respiration d’un homme », en compagnie de celle que j’avais découvert très jeune, qui m’avait déserté et qui était revenue encore plus belle : LA POÉSIE.
Roger Jon Ellory Seul le silence - Sonatine Editions
Lorsque pour la première fois, je fis connaissance avec Elle, j’étais encore très jeune et ne savais pas que cette rencontre allait changer ma vie pour longtemps. Elle m’apparut d’abord sous sa forme juvénile : chaleureuse, imparfaite, bourrée de sentiments et un peu maladroite certainement. Elle cherchait sa voie au travers de mon cœur et de mes pensées et ses balbutiements existentiels aboutissaient à de sauvages élans un peu désordonnés. Son cheminement dans les méandres de l’amour trouvait dans mon spleen, une nourriture abondante et stimulante. Lentement, Elle s’installait en moi, bouleversant mon existence au point que je rejetais tout ce qui ne la concernait pas, tout ce qui n’était pas Elle. De jour en jour, cette prise de possession, cette invasion incantait mes désirs et brûlait mes dernières défenses.
C’est à cette époque où, à peine sorti des remous soixante-huitards et des soubresauts woodstockiens, je cherchai ma propre vie, en chemise à fleurs et pat’-d’éph, que je composais mes premiers vers pour lui rendre grâce. Ces hommages griffonnés à la hâte sur un coin de guéridon de bistrot parisien du Boul’Mich, sur le zinc même d’un troquet estudiantin de province, sur le quai d’une gare ou dans une chambre glaciale d’un hôtel de troisième ordre perdu entre ciel et terre, empruntaient leurs essences aux vapeurs de la bière, des whiskies-coca et de l’âcre fumée des « goldos », sans oublier le joint maladroitement confectionné et savouré en catimini sous la voûte de pierre d’une boîte de nuit à la mode.
Elle tenait bon malgré tout, étendant ses ramifications sur tous mes sens, tissant patiemment sa toile arachnéenne pour mieux me tenir prisonnier nonobstant mes incartades vers d’autres genres tout aussi attrayants. Ces infidélités, parfois prenaient des allures de liaisons passionnelles, mais toujours Elle savait me faire revenir vers Elle, en me proposant de nouveaux attraits, de nouveaux appas qui s’allaient mûrissants et qu’Elle dévoilait devant mes yeux sans cesse émerveillés de multiples transformations. Mes doigts n’étaient pas en reste et c’est avec fébrilité que je traduisais mes émois sur du papier. L’érotisme et la licence s’en mêlaient et à chaque éclatement de ma libido exacerbée naissaient des octosyllabes, des vers iambiques, trochaïques, anapestiques ou de redondants alexandrins inspirés du romantisme hugolien. Plutarque, Catulle, Virgile même donnaient matière inépuisable à ces compositions maladroites et pompeuses. J’y allais de mes Odes, mais souvent dans le désordre de mes esprits tout chamboulés, la prosodie n’avait plus cours et laissait place à la libération versificatoire, le surréalisme abscons ou le symbolisme débridé imité des Grands Maître du genre.
Et puis un jour : disparue ! Sa voie s’est tue, son image s’est évanouie dans le lointain laissant le désarroi m’envahir ! C’était le vide, le néant et la rémige, qui jusqu’ici reproduisait mes sensations et mes émotions en mots triturés et phrases torturées, s’en est trouvée tout subitement flétrie. J’eus beau faire et implorer son retour, rien n’y fit ! Autant crier dans le désert ! Elle était bel et bien enfuie et me laissait seul et désemparé pour de trop longues années. L’errance commençait pour moi, avec ses erreurs de parcours, ses sentiers épineux et semés d’embûches...
Et soudain, au moment où je m’y attendais le moins, aussi vite qu’Elle était partie, elle reparût à l’heure où les brumes atteignent la possession de la vie dans l’éclatement de la vingt-quatrième heure où le ciel et la terre confondent leur amour. Elle était plus vive qu’une source au milieu de l’oued, plus éclatante qu’un soleil sur le Nil, comme enrichie de son absence ! Comme ayant puisé aux sources du Léthé des eaux roulantes d’étoiles, gorgées de nectar et d’ambroisie, pour dissoudre mon deuil de l’avoir perdue. Et une soif inextinguible dessécha de nouveau mon gosier. Elle arrivait de nulle-part, jaillissant d’un puits de dictame où j’allais pouvoir enfin étancher ma pépie, penché sur la margelle fraîche à l’ombre de l’yeuse.
C’en était fait de moi ! Je le savais ! Cette fois-ci, Elle n’était pas revenue pour repartir de sitôt et ramenait à sa suite toute son escorte de braves chevaliers et fidèles serviteurs, de chantres, de troubadours et d’aèdes. L’alcyon, posé sur son épaule nue, se laissa arracher sa plume la plus belle et je replongeais dans les délices des beaux artifices de la scansion, les soutiens naturels du rythme, la musique du vers et les règles de la prosodie. Mais le plus souvent cette crise de rimes explosait en des désintégrations de mots épars sur la feuille blanche, jetées fougueusement en vocables erratiques et en litanies incantatoires et réitératives.
Elle coulait de nouveau et lentement en moi comme pour se délecter de ma substance et moi m’enrichir de la sienne, me procurant un « repos tel que le réveil en est exclu ». D’ailleurs il n’était pas question de réveil puisque ce qui implique ce retour à la conscience du réel, le sommeil, avait fui mes nuits toutes submergées d’impressions indélébiles, d’images hyper-sensuelles et de luxurieuses tentations, de paysages édéniques, de voyages lointains dans des Transsibériens rutilants d’ors et de velours ou dans des felouques chargées de parfums d’orient et d’épices, de visages de bayadères et d’odalisques brunes et dénudées. Bref, Elle me tenait serré entre ses bras et me rendait nécessaire à remplir « une place reconnue et approuvée ». De souvenirs en réminiscences et de sensations de déjà-vu aux suggestions de bientôt vu, je retombais dans les rêts capricieux de l’onirisme où Elle se mouvait « tout droit avec des courbes » !
Je n’avais pas encore lu Rilke et pourtant je plongeais en moi-même et recherchais dans les moindres instants insignifiants de ma vie « le signe et le témoin de cette impulsion » et trouvais dans mes tristesses et mes désirs matière originale à la création. Et quand rien ne sortait de ces observations désordonnées, j’introspectais mes souvenirs et mes rêves pour éveiller des sensations englouties qui me confortaient dans cette demeure ainsi bâtie, « à peine visible loin de laquelle passera le vacarme des autres ». Je créais mon propre univers, mes nuit de Walpurgis et mes chants de Maldoror. Et seul l’amour pouvait appréhender mes phrases, en saisir le sens profond et caché et faire preuve d’objectivité à leur endroit.
Et au hasard, par sa grâce et ses cadences, ses chants et ses pleurs, je croisais sur ma route Lycoris, Stellyre, Glycère ou Phyllodoce, traversais le bois d’Eleusis et baisais le pied cambré de Vénus ou la main chaude d’Astarté.
Et je pouvais sentir l’haleine bienfaisante des mots dans un certain ordre assemblés. Ainsi gouverné par la secrète tyrannie de l’amour, j’allais haletant ou serein, triste ou joyeux, désolé ou consolé, le long de ce chemin ensoleillé qui est la « respiration d’un homme », en compagnie de celle que j’avais découvert très jeune, qui m’avait déserté et qui était revenue encore plus belle : LA POÉSIE.