La plage-bleue

Emma aimait se promener dans le parc Monceau quand elle habitait rue de Chazelles avec sa maman. Un endroit majestueux, avec une rotonde, des colonnades, des statues, un jardin chic fréquenté par des bourgeoises qui promènent leurs caniches et de jeunes cadres dynamiques branchés sur Iphone Xs Max.
La Plage-Bleue de Valenton est une sorte de parc Monceau banlieusard. Des immeubles d’habitation jouxtent les parcs. Là-bas, il s’agit des hôtels particuliers de l’avenue Vélasquez. Ici, des HLM de la rue Salvador Allende. Qui réside là-bas ? Des riches blêmes qui râlent contre les touristes ? Ici, la population est modeste, de toutes les couleurs. La maman d’Emma avait rencontré celui qui deviendra le papa d’Emma. Ils étaient venus habiter à Valenton. Dans un HLM. Mieux que de payer mille euros pour quinze mètres carrés. C’est ainsi qu’Emma avait rencontré Ines et Margot.
Le parc de la Plage-Bleue est coincé entre les voies ferroviaires et les rocades autoroutières du Grand-Paris. Ça vrombit autour, ça klaxonne, ça siffle, ça râle, ça rigole, c’est plus vivant, moins prout-prout que les alentours du parc Monceau. L’été, les gosses cavalent à travers les jets d’eau, les skateurs virevoltent, des musicos se brûlent les paumes sur les djembés, il y a des animations, des compétitions. La finale du tournoi de beach-volley féminin, c’est quelque chose ! Des Brésiliennes portant de jolis maillots de la même couleur éclaboussent le sable...
Le soir, la Plage-Bleue est un havre de paix. Il y règne un silence oxymorique, empli des incessants murmures de la ville qui l’enserre. Le Tégéval est en cours d’aménagement. Cette piste cyclable partira du lac de Créteil, non loin de la Maison du Handball, pour tracer jusqu’à Santeny, en Seine-et-Marne, via Valenton. Emma, Ines et Margot pourront pédaler jusqu’au chemin des roses, un parcours aménagé sur l’emprise de l’ancien chemin de fer de la Bastille.
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Au début, ça les avait fait rire, « coronavirus ». Dragan avait plaisanté. Dans « coronavirus », il y a « Corona ». Il avait laissé éclater son grand rire, un rire qui devait s’entendre jusqu’à Créteil. Emma n’avait pas compris ce qu’il y avait de drôle. Emma ne saisissait pas toujours les plaisanteries de Dragan.
Les filles avaient un peu flippé quand elles l’avaient rencontré la première fois. Dragan impressionnait avec son mètre quatre-vingt-quinze, ses quatre-vingt-dix-huit kilos - que du muscle ! - son crâne rasé et sa voix de basse slave. Il semblait préférable de l’avoir de son côté par une nuit sans lune en traversant Valenton. Ines était la plus audacieuse des trois copines qui accomplissaient leur jogging le mercredi à la Plage-Bleue. Elle ne s’était pas démontée quand le colosse s’était placé devant le soleil couchant, comme pour leur faire de l’ombre alors qu’elle se reposaient assises dans l’herbe.
Dragan avait lancé un Ça va les filles ? Son maillot était trempé de sueur. Margot avait glissé à Ines Laisse tomber, on s’en va. Ines avait répondu au balèze qui lui souriait Ça va, et toi ? Tu cours aussi ? Il avait répliqué. Je veux... Je suis handballeur. Le hand, suffit pas d’avoir des muscles, faut savoir courir vite, et sauter aussi...
Ines avait répondu qu’elles aussi jouaient au hand. Elles faisaient partie de l’équipe féminine junior de handball du CSV. Le Club Sportif de Valenton. Dragan était professionnel à l’US Créteil. Un grand club de première division. Margot avait précisé que leur équipe était montée en poule d’excellence.
Emma n’avait rien dit.
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Depuis, elles croisaient Dragan tous les mercredis à la Plage-Bleue. Il habitait Limeil. Son père, un joueur de basket professionnel, était venu s’installer en France pour gagner sa vie. Dragan expliquait que les Serbes sont les plus grands sportifs du monde, au basket, au foot, au hand, au tennis. Vous avez vu jouer Djoko ? Il discourait volontiers des gestes les plus spectaculaires du hand : le chabala – un petit lob sur le gardien après avoir feinté le tir ; la roucoulette – l’attaquant donne un effet au ballon qui glisse en douceur hors de portée du gardien ; le kung-fu, réalisé à deux, une passe aérienne au joueur qui ajuste son tir alors qu’il est encore suspendu en l’air. Ça c’est formidable, hein, les filles ? Dragan avait un visage lumineux avec les yeux bleus des gars de l’est. Il était blond, une rareté dans le quartier. Il avait expliqué l’origine de son prénom. Ça vient de « Dorgu », ça veut dire « précieux ».
Elles étaient un peu amoureuses de Dragan, les petites handballeuses du CSV...
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C’était le mercredi 17 mars 2020. L’épidémie de coronavirus s’étendait. Le président de la république avait pris la parole. Il allait falloir restreindre les déplacements. Les rassemblements de plus de mille personnes furent interdits. Dragan n’était pas venu courir à la Plage-Bleue. Les amies l’attendaient. Le portable d’Emma sonna. Elle devint toute pâle. Elle répondit Tiens-moi au courant. Elle se tourna vers Ines et Margot. Ses grands yeux noirs en amande étaient mouillés. Dragan a de la fièvre, il tousse, il a mal aux muscles, il a appelé le 15, ils lui ont dit d’aller à Henri-Mondor. Pour faire des prélèvements.
Henri-Mondor, le CHU de Créteil. C’est ainsi qu’Ines et Margot apprirent que Dragan possédait le numéro de téléphone d’Emma. Et que dans « coronavirus », il n’y a pas que « Corona ». La Corona est une bière mexicaine. Elle est très douce, peu alcoolisée. Ines et Margot comprirent qu’Emma apprenait beaucoup des choses avec Dragan.
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Emma est suspendue à son téléphone. Ses parents ne la morigènent pas. C’est que ça devient grave cette épidémie. Bientôt, on ne pourra plus sortir du tout, on sera confiné. Le papa d’Emma ricane. Vaut mieux être un confiné qu’un con fini. On remplit les caddies à ras bord. Les gondoles du Auchan de Limeil-Brévannes sont à moitié vides. Même Djamel, l’épicier du coin, n’a plus de farine. La maman d’Emma s’affole. Les gens sont fous.
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C’était huit jours auparavant. Le mercredi d’avant. Les copines avaient quitté la Plage-Bleue. Emma était revenue sur ses pas. Elle avait affirmé, en rougissant un peu Je vais juste voir si j’ai pas oublié quelque chose...
Une belle soirée d’un printemps de réchauffement climatique. Les abeilles commençaient à vibrionner. Il n’y pas de pesticides ici, on n’est pas à la campagne, les insectes se régalent. Emma et Dragan s’étaient allongés dans la prairie qui embaumait. Le soleil était descendu entre les tours des HLM de Vigneux. C’était l’heure où les ombres s’allongent, l’heure des oiseaux, les sarcelles, les colverts, les bernaches. Un héron cendré avait plané sur l’étang, superbe, vêtu de sa belle livrée gris anthracite. Il était resté suspendu en l’air un instant, comme pour un kung-fu de handballeur. Puis il avait battu des ailes avant de se poser sur la branche d’un arbre mort.
Emma avait serré la main de Dragan dans la sienne. Emma avait embrassé Dragan. Un petit baiser d’amoureux en devenir. Du bout des lèvres.
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Confinement général. Une amende de cent-trente-cinq euros menace ceux qui enfreignent la consigne. Le pays est en guerre contre le virus. Tout déplacement va favoriser la diffusion de l’épidémie. Les compétitons sportives sont supprimées, du championnat régional à la Champions League. Les magasins d’alimentation limitent leurs accès, des queues se forment devant les entrées. Les boutiques ferment, les cinés, les bistros, les restos. Policiers et gendarmes se déploient. Ils pourchassent les récalcitrants qui se baladent sans être munis d’une attestation de déplacement dérogatoire. Les soignants s’escriment dans les hôpitaux pour soigner les malades qui arrivent chaque jour plus nombreux. On manque de masques, on manque de désinfectant...
Le silence s’abat sur la ville. Comme sur le stade après le match. Les avions se raréfient. Les enfants ne crient plus à la récré, il n’y a plus de récré, il n’y plus d’école.
On entend les oiseaux chanter dans la ville.
Emma et Dragan se font des bisous sur Skype. Les prélèvements étaient négatifs.