
Par delà la fenêtre du salon s'étendait le jardin et son cerisier cinquantenaire. Un jardin blanchi par la première neige que Martin fixait depuis son lit. Depuis quelques semaines déjà il ne pouvait plus se lever, et encore moins marcher. Aussi dévorait-il goulûment, de ses yeux pétillants, le spectacle qui s'offrait à lui derrière la vitre.
― Je me souviens des bonhommes de neige, dit-il à voix basse.
― Jean et Marie s'en donnaient à cœur joie ! lui répondit Annette, assise à ses côtés, sa main dans la sienne. Ils revenaient avec les mains gelées. Mon Dieu, c'est déjà si loin...
Presque la moitié d'une vie.
― Est-ce que tu es installé confortablement ?
Martin fit juste un geste de la tête. Ses cheveux blanc bouclés s'étalaient sur l'oreiller.
― Je voudrais bien un peu d'eau.
― Bien sûr. Ah, on sonne ! C'est sûrement Jordan. Il a dit qu'il passerait avant d'aller travailler.
Un grand gaillard souriant d'une vingtaine d'années déboula dans le salon, amenant avec lui une bouffée de vitalité et de bonne humeur dans la pièce.
― Alors Grand-Père, comment ça va ? demanda-t-il de sa grosse voix. Prêt pour un petit jogging ?
― Prêt, répondit Martin. Annette, apporte-moi mes baskets.
Plutôt que d'aller chercher des chaussures dont son époux n'avait nul besoin, Annette revint avec un verre d'eau et du café pour Jordan.
― Tiens ! J'ai mis du miel dedans.
― Merci Grand-Mère. Au fait, qui a sculpté le bonhomme de neige que j'ai vu dans le jardin ? C'est une œuvre d'art.
― Où donc ? demanda Annette. Je n'ai rien vu tout à l'heure.
Jordan s'approcha de la fenêtre, et Annette le suivit.
― Là, dit-il.
Il désigna une forme toute blanche qui mesurait environ un mètre de haut. Il ne s'agissait pas du tout de deux boules de neige empilées l'une sur l'autre, agrémentées de deux morceaux de charbon, d'une carotte et d'un vieux balai. Non, c'était plus élaboré. Une véritable forme humaine, en plus petit.
― Eh bien ça alors ! Ce sont probablement les enfants des voisins.
― Si ce sont des enfants, ils sont vraiment doués ! s'étonna Jordan.
Il eut une idée et poussa le lit médicalisé jusqu'à la fenêtre, remontant un peu plus le dossier.
― Regarde Grand-Père. Ce petit lutin en neige est venu exprès pour te dire bonjour !
À partir de ce jour le petit homme de glace devint le gardien du jardin, ainsi que le compagnon bienveillant de Martin. Et lorsque deux jours plus tard Martin pointa son bras vers la fenêtre une fois encore, Annette savait ce qu'il montrait.
― Oui, j'ai vu, dit-elle. C'est touchant, tu ne trouves pas ?
Sur la couverture de neige immaculée, une seconde figurine très semblable à la première par l'apparence et la taille était apparue.
― Les sculpteurs ont ajouté un nouveau personnage. Tu sais Martin, je crois que ceux qui ont fait ça ont une idée derrière la tête.
Mais Martin s'était endormi.
Quand la troisième figurine rejoignit les deux autres, les voisins félicitèrent Annette pour ce joli travail. Elle ne put que leur répondre qu'elle n'y était pour rien, qu'il s'agissait très probablement d'un gentil plaisantin très doué qui ne souhaitait pas se faire connaître. Elle ajouta qu'elle le récompenserait à sa juste valeur une fois qu'elle l'aurait pris sur le fait.
Par jeu, Annette passa de longs moments à épier celui ou celle qui viendrait avec ses outils pour ajouter une nouvelle pièce à cette scène de glace. Mais un quatrième, puis un cinquième personnage de glace rejoignirent les autres sans qu'elle ne prenne le coupable sur le fait. Il devint évident que les figurines formaient un cercle. L'une d'entre elles, peut-être plus timide, était en partie cachée par le gros cerisier.
Et la semaine avant Noël, un traîneau de glace se retrouva au milieu du cercle. Il n'y avait même pas de traces de pas autour qui auraient indiqué que quelqu'un était venu l'apporter. C'était troublant.
― Cette histoire est tout de même incroyable, dit Annette. Est-ce que tu as vu quelqu'un ?
― Non, répondit Martin. Ils sont malins.
― Très malins. Mais c'est un beau cadeau qu'ils nous font.
La journée avait été difficile, et le médecin avait prévenu Annette. Parler deviendrait de plus en plus difficile pour le vieil homme.
― Je tiendrai, tu sais, lui dit Martin.
Annette lui caressa le front tendrement, comme si elle craignait de lui faire mal.
― Je promets que je serai encore avec toi pour ce Noël.
― Promis ?
― Est-ce que j'ai déjà manqué à ma parole ? répondit Martin.
Annette prétendit interroger sa mémoire, puis afficha un sourire mutin.
― Tu peux chercher, ma belle, tu ne trouveras pas, ajouta Martin.
― Alors tu as raison, tu as toujours tenu tes promesses.
Mais le lendemain, l'état de Martin se dégrada très vite. Si vite, qu'Annette se résolut à appeler ses enfants, ainsi que ses petits enfants.
Jordan fut le premier à arriver. En larmes, il prit sa grand-mère dans ses bras, puis s'en alla dans le salon dire adieu à son grand-père.
Le lit était vide ! C'était impossible, et pourtant le lit était vide. Martin n'était tout simplement plus dans la pièce.
― Grand-Mère ! s'écria Jordan.
Dans l'autre pièce, en entendant son petit-fils, Annette ne sut plus si elle devait s'effondrer en sanglots ou simplement accepter ce qu'elle se préparait à accepter depuis des mois.
Quant à Jordan, reprenant ses esprits, il imagina que son grand-père avait roulé sur son lit, et était simplement tombé de l'autre côté. Il se baissa donc pour vérifier, tandis qu'Annette était revenue, le cœur déjà brisé.
Elle ne s'attendait pourtant pas à voir Jordan devant un lit vide, le regard totalement ahuri.
― Il n'est plus là ! Grand-Père n'est plus là.
Curieusement, la première pensée d'Annette fut d'en vouloir à son mari de ne pas avoir tenu sa promesse d'être avec elle pour Noël. Puis elle fut attirée par une lueur vive venant du jardin, et s'approcha de la fenêtre.
C'est à ce moment qu'elle l'aperçut. Pendant un moment qui lui sembla durer toute une vie, mais qui en réalité ne dura que le temps de quelques battements de cils, elle vit son Martin.
Il la regardait, debout dans le jardin, bien portant, tout habillé de rouge et les cheveux bouclés balancés par une petite brise. Il était entouré de cinq petits personnages en chair et en os qui l'accompagnaient vers un traîneau qui n'était plus fait de glace mais de bois, tiré par quatre rennes bien vivants. Martin lui sourit comme il savait si bien le faire, et prononça deux mots qu'Annette comprit sans les entendre : « à bientôt ».
Puis tout l'attelage et ses occupants s'effacèrent.
― Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Jordan.
― Ton grand-père va finalement tenir sa promesse, répondit Annette.
― Regarde cette photo ! Je lai trouvée sur le lit. C'est Grand-Père et toi, dans le jardin, avec Papa et Marie encore enfants. C'est drôle, il y a aussi cinq petits bonhommes de neige en cercle, et un traîneau au milieu.
C'est seulement à cet instant qu'Annette se souvint avec émotion de cette scène, quarante-cinq ans plus tôt. Elle savait aussi que personne n'avait pu prendre cette photographie du bonheur.
― Je me souviens des bonhommes de neige, dit-il à voix basse.
― Jean et Marie s'en donnaient à cœur joie ! lui répondit Annette, assise à ses côtés, sa main dans la sienne. Ils revenaient avec les mains gelées. Mon Dieu, c'est déjà si loin...
Presque la moitié d'une vie.
― Est-ce que tu es installé confortablement ?
Martin fit juste un geste de la tête. Ses cheveux blanc bouclés s'étalaient sur l'oreiller.
― Je voudrais bien un peu d'eau.
― Bien sûr. Ah, on sonne ! C'est sûrement Jordan. Il a dit qu'il passerait avant d'aller travailler.
Un grand gaillard souriant d'une vingtaine d'années déboula dans le salon, amenant avec lui une bouffée de vitalité et de bonne humeur dans la pièce.
― Alors Grand-Père, comment ça va ? demanda-t-il de sa grosse voix. Prêt pour un petit jogging ?
― Prêt, répondit Martin. Annette, apporte-moi mes baskets.
Plutôt que d'aller chercher des chaussures dont son époux n'avait nul besoin, Annette revint avec un verre d'eau et du café pour Jordan.
― Tiens ! J'ai mis du miel dedans.
― Merci Grand-Mère. Au fait, qui a sculpté le bonhomme de neige que j'ai vu dans le jardin ? C'est une œuvre d'art.
― Où donc ? demanda Annette. Je n'ai rien vu tout à l'heure.
Jordan s'approcha de la fenêtre, et Annette le suivit.
― Là, dit-il.
Il désigna une forme toute blanche qui mesurait environ un mètre de haut. Il ne s'agissait pas du tout de deux boules de neige empilées l'une sur l'autre, agrémentées de deux morceaux de charbon, d'une carotte et d'un vieux balai. Non, c'était plus élaboré. Une véritable forme humaine, en plus petit.
― Eh bien ça alors ! Ce sont probablement les enfants des voisins.
― Si ce sont des enfants, ils sont vraiment doués ! s'étonna Jordan.
Il eut une idée et poussa le lit médicalisé jusqu'à la fenêtre, remontant un peu plus le dossier.
― Regarde Grand-Père. Ce petit lutin en neige est venu exprès pour te dire bonjour !
À partir de ce jour le petit homme de glace devint le gardien du jardin, ainsi que le compagnon bienveillant de Martin. Et lorsque deux jours plus tard Martin pointa son bras vers la fenêtre une fois encore, Annette savait ce qu'il montrait.
― Oui, j'ai vu, dit-elle. C'est touchant, tu ne trouves pas ?
Sur la couverture de neige immaculée, une seconde figurine très semblable à la première par l'apparence et la taille était apparue.
― Les sculpteurs ont ajouté un nouveau personnage. Tu sais Martin, je crois que ceux qui ont fait ça ont une idée derrière la tête.
Mais Martin s'était endormi.
Quand la troisième figurine rejoignit les deux autres, les voisins félicitèrent Annette pour ce joli travail. Elle ne put que leur répondre qu'elle n'y était pour rien, qu'il s'agissait très probablement d'un gentil plaisantin très doué qui ne souhaitait pas se faire connaître. Elle ajouta qu'elle le récompenserait à sa juste valeur une fois qu'elle l'aurait pris sur le fait.
Par jeu, Annette passa de longs moments à épier celui ou celle qui viendrait avec ses outils pour ajouter une nouvelle pièce à cette scène de glace. Mais un quatrième, puis un cinquième personnage de glace rejoignirent les autres sans qu'elle ne prenne le coupable sur le fait. Il devint évident que les figurines formaient un cercle. L'une d'entre elles, peut-être plus timide, était en partie cachée par le gros cerisier.
Et la semaine avant Noël, un traîneau de glace se retrouva au milieu du cercle. Il n'y avait même pas de traces de pas autour qui auraient indiqué que quelqu'un était venu l'apporter. C'était troublant.
― Cette histoire est tout de même incroyable, dit Annette. Est-ce que tu as vu quelqu'un ?
― Non, répondit Martin. Ils sont malins.
― Très malins. Mais c'est un beau cadeau qu'ils nous font.
La journée avait été difficile, et le médecin avait prévenu Annette. Parler deviendrait de plus en plus difficile pour le vieil homme.
― Je tiendrai, tu sais, lui dit Martin.
Annette lui caressa le front tendrement, comme si elle craignait de lui faire mal.
― Je promets que je serai encore avec toi pour ce Noël.
― Promis ?
― Est-ce que j'ai déjà manqué à ma parole ? répondit Martin.
Annette prétendit interroger sa mémoire, puis afficha un sourire mutin.
― Tu peux chercher, ma belle, tu ne trouveras pas, ajouta Martin.
― Alors tu as raison, tu as toujours tenu tes promesses.
Mais le lendemain, l'état de Martin se dégrada très vite. Si vite, qu'Annette se résolut à appeler ses enfants, ainsi que ses petits enfants.
Jordan fut le premier à arriver. En larmes, il prit sa grand-mère dans ses bras, puis s'en alla dans le salon dire adieu à son grand-père.
Le lit était vide ! C'était impossible, et pourtant le lit était vide. Martin n'était tout simplement plus dans la pièce.
― Grand-Mère ! s'écria Jordan.
Dans l'autre pièce, en entendant son petit-fils, Annette ne sut plus si elle devait s'effondrer en sanglots ou simplement accepter ce qu'elle se préparait à accepter depuis des mois.
Quant à Jordan, reprenant ses esprits, il imagina que son grand-père avait roulé sur son lit, et était simplement tombé de l'autre côté. Il se baissa donc pour vérifier, tandis qu'Annette était revenue, le cœur déjà brisé.
Elle ne s'attendait pourtant pas à voir Jordan devant un lit vide, le regard totalement ahuri.
― Il n'est plus là ! Grand-Père n'est plus là.
Curieusement, la première pensée d'Annette fut d'en vouloir à son mari de ne pas avoir tenu sa promesse d'être avec elle pour Noël. Puis elle fut attirée par une lueur vive venant du jardin, et s'approcha de la fenêtre.
C'est à ce moment qu'elle l'aperçut. Pendant un moment qui lui sembla durer toute une vie, mais qui en réalité ne dura que le temps de quelques battements de cils, elle vit son Martin.
Il la regardait, debout dans le jardin, bien portant, tout habillé de rouge et les cheveux bouclés balancés par une petite brise. Il était entouré de cinq petits personnages en chair et en os qui l'accompagnaient vers un traîneau qui n'était plus fait de glace mais de bois, tiré par quatre rennes bien vivants. Martin lui sourit comme il savait si bien le faire, et prononça deux mots qu'Annette comprit sans les entendre : « à bientôt ».
Puis tout l'attelage et ses occupants s'effacèrent.
― Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Jordan.
― Ton grand-père va finalement tenir sa promesse, répondit Annette.
― Regarde cette photo ! Je lai trouvée sur le lit. C'est Grand-Père et toi, dans le jardin, avec Papa et Marie encore enfants. C'est drôle, il y a aussi cinq petits bonhommes de neige en cercle, et un traîneau au milieu.
C'est seulement à cet instant qu'Annette se souvint avec émotion de cette scène, quarante-cinq ans plus tôt. Elle savait aussi que personne n'avait pu prendre cette photographie du bonheur.
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