La Petite Reine

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Pour l'occasion, Lucien a briqué sa bicyclette. Il ne dit jamais vélo.
S'il souffre d'une légère dyslexie, il préfère les mots compliqués à l'emploi des plus aisés. C'est vrai dans tous les domaines.
Ainsi s'est-il inscrit à la course organisée par l'entreprise en ce dimanche ensoleillé de juin, passant outre les quolibets de ses camarades.
— Lulu, avec une bécane comme la tienne, tu n'arriveras jamais au bout. C'est pas le tour de France mais faut quand même du jus !
— Si au moins tu t'entraînais... Avec tes mollets de coq tu pleureras ta mère tellement tu vas souffrir ! C'est pas un sport de femmelettes, dans cette fichue région ça monte tout le temps !
Lucien se contente de hausser les épaules en marmonnant :
— Si ça monte tout le temps, comment vous faites pour redescendre ?
Il a de la logique, Lulu.

C'est le grand jour. Lucien attend le coup de sifflet, concentré sur la ligne de départ. La musique bat son plein, accompagnant les majorettes du village vêtues de satin violet. L'esplanade de l'usine est décorée de drapeaux et de lampions bariolés. Le directeur en personne s'est déplacé pour encourager les courageux participants, les familles fébriles prodiguent les derniers conseils. Ça sent déjà la merguez près des braseros.
Lulu est fin prêt. Tee-shirt à pois emprunté à sa sœur – il a vu à la télé que le meilleur grimpeur porte un maillot qui lui ressemble –, short noir acheté la veille pour profiter des soldes, casquette gagnée à la tombola et les chaussures de sport qu'il porte tous les jours. Lulu aime être à l'aise.
Étranger au barouf ambiant, il se focalise sur sa petite reine, la bicyclette qu'il bichonne depuis des mois. Elle a de l'allure, rouge avec des garde-boues chromés, passés au chiffon de laine pour les faire briller. Quand il a déniché ce bijou chez le brocanteur, il a eu le coup de foudre et depuis il pense à elle jour et nuit, une histoire d'amour à consacrer dans quelques heures, quand il franchira la ligne d'arrivée. Lulu n'espère pas gagner, il veut seulement terminer la course, boucler la boucle, montrer aux autres et à lui-même de quoi il est capable.
C'est parti, dans un élan emphatique le directeur s'est écrié : « Que le meilleur gagne ! »
Etienne, son acolyte à l'atelier, est un bon gars. Il lui a dit : « Surtout Lulu, tu tournes à droite quand tu vois le bistro de la mère Simone, tu entends, à droite ! »
Lucien pédale en douceur, il veut s'économiser, c'est une course d'endurance, pas un sprint. Il attaque sa première barre vitaminée. Pour l'instant, il gère la situation même si de grosses gouttes de sueur commencent à l'aveugler. La première côte est une épreuve ; en arrivant au sommet, une crampe mord son mollet droit tandis qu'il aperçoit le feu arrière du dernier du peloton. Lucien ne se laisse pas impressionner. Il cherche le bistro dont lui a parlé Etienne mais ne se souvient pas s'il a dit à gauche ou à droite. Sacrée dyslexie qui touche aussi sa latéralisation. Il continue. Le deuxième encas est bienvenu ; tout en pédalant, il avale une figue sèche et deux amandes avec une gorgée d'eau. Ça le requinque mais, la tête enfoncée sous le poids de l'effort, il ne voit toujours pas le café de Simone.
La foule massée sur les bas-côtés encourage les coureurs, quand elle est bienveillante, elle a des mots tendres pour les solitaires :
— Vas-y le maillot à pois, le peloton n'est pas loin, tu peux les rattraper, courage !
Lulu est content, il pédale de plus belle – tant pis pour le bistro, je suis sur la bonne route, je ne vais pas m'encombrer l'esprit avec des détails, se dit-il en se positionnant en danseuse pour se dégourdir les reins.
Un passant lui jette le contenu d'une bouteille d'eau sur les épaules, ça le rafraîchit. La crampe est passée, il relève la tête et absorbe la deuxième côte sans sourciller. C'est le métier qui rentre, se dit-il.
Lulu prend confiance en lui, chaque tour de roue le conforte dans sa décision de concourir. Les copains sont certainement loin devant, il n'en voit aucun, pas même Etienne qui n'est pourtant pas le plus rapide. Il ne se tracasse pas, avance et c'est le principal. « L'important, c'est de participer ». Il a lu ces mots de Coubertin. Et aussi : « Qui n'avance pas recule ». Lulu aime les proverbes.
On doit être à mi-parcours, la campagne est belle et le temps doux avec un petit vent d'est, un beau mois de juin décidément. Lucien parvient à maîtriser un point de côté qui le plie en deux – détends-toi, souffle, ne pense à rien. Il a eu la bonne idée d'écouter la cassette de relaxation de sa sœur dont les inflexions lui reviennent alors, il se sent mieux et respire à nouveau librement.
Quand il aperçoit la caravane de la course, il a épuisé ses dernières provisions. Encore un effort et il sera en terrain connu. Il accélère malgré la pernicieuse crampe qui le déchire à nouveau. La voiture s'éloigne, il perd de la distance et de l'énergie. C'est vraiment un sport exigeant, Lucien est essoré, vidé, mais il est porté par son objectif : boucler la boucle, se répète-t-il comme une litanie au rythme du pédalier.
Soudain il aperçoit à quelques mètres de lui une bande de tissu rouge et jaune avec une marque d'apéritif écrite en grosses lettres bleues. Les spectateurs l'encouragent : « Ça y est, tu es presque arrivé, bravo le champion ! » Il cherche du regard le visage des amis mais n'en reconnaît aucun.
Quand il passe sous la banderole, le public est en liesse, les chapeaux de papier voltigent dans les airs, radios et télévisions s'arrachent le héros pour le féliciter et l'interviewer.
Malgré sa grande faiblesse, Lucien répond sans comprendre ce qu'on lui veut : « Oui c'est grâce à ma petite reine si j'ai bouclé la boucle »
On le porte en triomphe au son de la sono poussée à fond. Sur le podium, un admirateur dépose un bouquet de fleurs dans ses bras, il sourit à une foule inconnue tandis que les flashs crépitent.
« Au bistro de la mère Simone, il fallait tourner à droite ! » avait bien dit Etienne.
Lulu vient de remporter la course du village d'à côté.

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