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Histoires Jeunesse - 11-14 Ans (Cycle 4)
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J'ai quinze ans, je suis grosse et je m'en fous. Si tout le monde pouvait le comprendre, ça me faciliterait la vie. Mais non, il faut qu'on me colle des problèmes que je n'ai pas sur le dos. Même mes parents, les meilleurs du monde, s'inquiètent à tort.
Je vais bien, et personne ne veut l'admettre, à part mon frère.
Axel a vingt-deux ans. Je l'adore. Depuis toujours, il me dit : « Alma, ne te laisse jamais manquer de respect. T'es une fille bien, petite sœur. Belle et intelligente, ne l'oublie pas. Ceux qui veulent te persuader du contraire ne méritent pas ton attention. »
Il pratique les arts martiaux à haut niveau. Depuis toute petite, je l'observe. Très tôt, il s'est entraîné avec moi à la maison et m'a appris des techniques de self-défense. L'air de rien, au cours des années, mon corps a emmagasiné son propre savoir et intégré pas mal de réflexes très utiles.
La première fois que j'ai eu à m'en servir, c'était au collège, une semaine après ma rentrée en 6e. J'étais en train de ranger des affaires dans mon casier, quand un petit malin m'a dit de dégager, que je bouchais le passage. J'entendais les autres pouffer derrière lui. J'ai d'abord fait comme si de rien n'était. Mais ça a continué. Quelque chose me disait que, si je laissais passer ça, les longues années qui s'annonçaient seraient un calvaire.
Je me suis retournée. Calme et concentration, émotions en repli, regard vague et sourire imperceptible, sont le secret d'une attaque réussie. Il s'est retrouvé à terre sans avoir eu le temps de réaliser ce qui lui arrivait. Surprise générale.
Je n'ai pas eu le choix, je devais me défendre. Depuis, on me laisse tranquille. Je n'ai de lien véritable avec aucun élève. Je sais que je leur fais peur et ça me chagrine, parce qu'au fond je n'aime pas la violence. Malgré tout, ça ne me déplaît pas trop de venir en classe. Je suis passionnée par les études. Grosse et intéressée par les cours, double motif d'exclusion.
Dès que j'ai eu l'âge de me balader un peu toute seule, je suis partie en exploration, d'abord tout autour de la maison. Puis, je me suis éloignée jusqu'à atteindre les grands arbres au bout de la route. A cet endroit, elle se transforme en chemin de terre qui mène vers la forêt. Le cœur battant, prête pour l'aventure, j'ai continué et j'ai découvert une gare abandonnée.
J'ai pris l'habitude d'y revenir. Je m'y sentais bien. J'en étais venue à penser que j'étais presque seule à la connaître, à croire que la petite gare m'appartenait.
Et puis un jour, alors que je bouquinais sur un des bancs du quai, j'ai entendu un raffut et des ricanements juste derrière le mur, dans ce qui avait été la salle d'attente. Je me suis levée et j'ai jeté un œil par la vitre sale. Il y avait là un groupe de garçons en pleine embrouille, du genre tous contre un, à la loyale quoi. Deux d'entre eux en tenaient un par les bras tandis qu'un autre le bourrait de coups. J'ai fait le tour de la gare. Je me suis postée dans l'embrasure de la porte arrière, me montrant sans rien dire. Ceux qui retenaient le garçon m'avaient en plein dans leur champ de vision. Ils en sont restés bouche bée, l'air tellement abruti que le courageux tortionnaire s'est retourné. Il y a eu un soudain silence, un répit de quelques secondes. Mais très vite j'ai vu s'allumer une lueur, celle de l'excitation, comme un slogan au néon en lettres rose fluo qui clignotait dans ses yeux : une fille, une grosse, une victime de choix.
Il a délaissé l'autre et a commencé à s'esclaffer.
— Alors, grosse vache, on vient voir passer les trains ?
Je ne bougeais pas. Il me pensait paralysée par la peur. Encouragé, il est venu se coller sous mon nez, continuant à m'insulter, me narguant, faisant des gestes obscènes, savourant son plaisir sadique. Le garçon, un blond tout maigre, toujours prisonnier des deux autres se débattait en me regardant avec l'air de s'en faire sacrément pour moi. Je lui ai adressé un regard qui se voulait rassurant, une demi-seconde avant que mon poing droit ne parte frapper la mâchoire du tortionnaire. Puis j'ai enchaîné avec un coup de pied dans son bas-ventre. Personne n'avait rien vu venir et il était là, au sol, à se tordre de douleur, tandis que les deux sous-fifres, tétanisés, lâchaient les bras du garçon.
Ils ont fini par aller relever leur copain. J'étais toujours à la même place, devant la sortie, impassible, en position de garde. Ils ont été contraints de passer très près de moi pour franchir la porte et j'ai senti les vibrations de la peur saturer l'air, plusieurs secondes encore après leur fuite.
Le garçon s'est approché et m'a tendu la main.
— Merci, a-t-il dit simplement.
On est allés s'asseoir sur le banc. Je ne lui ai pas posé de question. Il avait les yeux d'un bleu très pâle et, comme si rien ne s'était passé, il souriait en contemplant les arbres et la voie ferrée.
— Chouette endroit, a-t-il dit. Je reviendrai. Moi, c'est Silvio. Et toi ?
Il est revenu et on est devenus amis. J'ai compris qu'il vivait « par là-bas » comme il me l'a désigné d'un geste vague de la main, dans un campement dissimulé au milieu de la forêt.
Notre amitié a pour cadre exclusif la petite gare où on se retrouve dès qu'on peut. Personne n'en a connaissance. On reste souvent silencieux à regarder le monde autour de nous. On ne parle pas trop de nos vies, on se marre souvent à propos de tout et de rien. On est bien l'un près de l'autre, et ça nous suffit.
Si la gare est abandonnée, la voie ferrée est encore utilisée par un train de marchandises constitué de plusieurs wagons plats que les forestiers chargent de billes de bois, et d'un unique wagon couvert à portes coulissantes.
Ce matin-là, on discutait tranquillement dans l'air odorant, juchés sur un empilement de troncs en attente d'être transportés. On a aperçu quelque chose bouger au loin, sur un bout de chemin forestier, visible par intermittence entre les arbres. Une masse agitée et difforme qui s'est révélée être une petite troupe au fur et à mesure qu'elle se rapprochait.
Il s'est vite avéré que les agresseurs de Silvio n'avaient pas oublié leur humiliation. Ils avaient dû ruminer leur vengeance. Ils étaient de retour et avaient amené du renfort. Même à cette distance, on devinait qu'ils avaient des battes et bâtons en tout genre. Ne nous laissant aucune chance.
On a dégringolé de notre perchoir avant qu'ils ne nous repèrent et on s'est cachés dans le wagon dont la porte coulissante était, par chance, ouverte. On l'a refermée jusqu'à ne laisser entrer qu'un mince rai de lumière, et dans la pénombre, le cœur battant, plaqués contre la paroi métallique, on les a écoutés se rapprocher.
C'est alors que le train lentement s'est mis en mouvement. Je ne saurais dire qui de nous deux, de saisissement, s'est cramponné à l'autre en premier, mais on s'est retrouvés main dans la main, serrées à se les broyer. On est restés un bon moment comme ça, immobiles, juste bercés par le roulis du train qui accélérait. Nos muscles douloureux se sont brusquement relâchés, on s'est affalés sur le plancher du wagon, en même temps que le fou rire nous pliait en deux.
Silvio a repris sa respiration, il s'est relevé et a fait coulisser la porte. On s'est assis juste au bord, les jambes dans le vide, les cheveux au vent, à regarder défiler la forêt en poussant des cris de victoire et de joie.
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Illustration : Mathilde Ernst