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Le vieux Shanghai se mourait, il perdait trois à six rues par jour. La ville moderne l'étranglait et l'étouffait entre ses gratte-ciels. Bientôt, dans quelques années tout au plus, il aurait disparu.
Dans ses ruelles étroites et surpeuplées trottinaient M. et Mme Yao. Elle, serrant son sac et les économies de leurs deux vies contre son cœur. Lui, ouvrant la route au travers de la foule, jetant un œil suspicieux à tous et toutes et faisant continuellement signe à madame d'une main tremblotante et impatiente.
Le vieil homme maudissait la terre entière tout en perforant la marée humaine. Il maudissait plus particulièrement l'auteur inconnu du plan qu'il ne cessait de consulter et qui ne correspondait à rien de ce qui l'entourait. Six fois déjà, il avait dû s'abaisser à demander de l'aide à un de ces innombrables commerçants à la sauvette dont les étalages semblaient n'avoir d'autre but que de ralentir le flux de cette foule imbécile.
Les commerçants en question se répandaient invariablement en discours interminables et d'une dégoulinante humilité. Ils affirmaient attendre depuis leur naissance l'honneur insigne de rendre service à de si merveilleux égarés, puis les envoyaient se perdre un peu plus loin.
Mais l'obstination du couple et une chance prodigieuse finirent par les mener devant la minuscule boutique après laquelle ils couraient depuis trois heures.
Une petite enseigne de bois s'agitait au bout d'une chaîne, un mètre au-dessus d'une antique porte vermoulue. Une chouette y était peinte, signifiant qu'on était ici en contact avec l'autre rive.
Le couple jeta encore un coup d'œil à la ronde avant que M. Yao ne se décide à frapper à la porte. Il fit un bond formidable en arrière quand celle-ci s'ouvrit brusquement avant même qu'il ne lui donne un second coup. Mais avant qu'il n'ait pris ses distances, une main ridée mais ferme comme du vieux chêne surgit du néant, agrippa le vieux par son col, et le tira à l'intérieur. Mme Yao, elle, réussit le prodigieux tour de force de traverser littéralement son mari pour se retrouver avant lui à l'intérieur.
Il leur fallut quelques secondes pour s'accoutumer à la pénombre et pour mieux distinguer leur hôte. Ce dernier, un sourire figé aux lèvres, attendit que les yeux du vieux couple fassent le point pour s'incliner devant eux.
— Bonjour, honorables futurs clients ! Une boutique pour la vie, une pour la mort. Quelle face de ces deux farces vous attire en ces lieux ?
La pièce où ils avaient atterri était pleine d'un capharnaüm invraisemblable. Carapaces de tortues, éventails, boîtes à musique, fume-cigarettes en ivoire, pipes à opium, et tout l'hétéroclite bazar qui hante habituellement ce genre d'endroit.
— Eh bien, nous serions désireux de voir ce que vous pourriez nous proposer, répondit M. Yao. Ma femme et moi quittons bientôt Shanghai. Nous voulons commencer une autre vie, une vie qui nous a toujours été refusée ici. Voyez-vous, Mme Yao et moi sommes tous deux orphelins, nous n'avons pas d'ancêtres à honorer et souffrons depuis toujours de cette situation. Nos amis nous méprisent, nos voisins ricanent derrière notre dos. Nous partons nous installer à Jiangsu et comptons y finir nos jours dans le respect.
— Je comprends ! Je comprends ! C'est cette famille, ces ancêtres, que vous êtes venus chercher ici. Eh bien, vous n'auriez pas pu mieux tomber. Laissons là ces tristes babioles et passons dans la boutique de l'autre monde.
Le couple prit donc le sillage de M. Lee, l'heureux propriétaire de ce double commerce, et dévala à sa suite un escalier en colimaçon d'où ils débouchèrent dans un long couloir qui les mena à la plus étrange des pièces.
L'odeur du lieu vous cueillait comme un uppercut. Pour M. Yao qui avait fait deux guerres, elle rappelait celle d'un cheval mort depuis trois jours. Madame, elle, ne semblait pas incommodée et regardait avec une sorte d'émerveillement suspicieux les rayons incongrus de cette étrange échoppe.
Des rayonnages, qui visiblement avaient autrefois accueilli des livres, étaient disposés dans une sorte de figure à la géométrie hésitante. Ils étaient pour l'heure encombrés d'urnes funéraires. M. Lee prit la parole.
— Vous semblez surpris, nobles clients ! Je suis un bien modeste commerçant écrasé sous la charge d'une famille ingrate et nombreuse, aussi ai-je racheté tous ces antiques présentoirs lors d'une vente aux enchères à l'époque de la révolution culturelle. Révolution qui, contrairement à ce que suggère son nom, décréta la culture hors-la-loi, et les livres, caprices de bourgeois oisifs. Mais venons-en aux faits.
— Votre stock d'encens aussi provient d'une lointaine vente à l'enchère ? reprit M. Yao. Mais vous avez raison, les faits ! Ou plutôt les ancêtres. Que nous proposez-vous ? En gardant à l'esprit le fait que ma femme et moi sommes à la limite de l'indigence.
— Eh bien, il est évident que si vous voulez un autel digne de ce nom, le strict minimum est de vous doter d'un père et d'une mère chacun !
— Cela va de soi !
— J'ai actuellement une jolie promotion sur les anciens militaires ! Nous pourrions vous panacher un général décoré par Mao en personne, accompagné d'un lieutenant blessé de la Grande Guerre, et leur adjoindre deux femmes de l'ancienne noblesse.
— J'en frémis d'avance, mais pourriez-vous nous donner une idée du prix d'un tel quatuor ?
— Eh bien, étant entendu que tous nos défunts ont des papiers en règle et qu'il nous faudra des certificats d'adoption tout aussi irréprochables...
— Certificats d'ad-ad-adoption ?
M. Yao en bafouillait.
— Évidement, la maison ne fait pas les choses à moitié, et qu'il soit général ou simple paysan, le parent acheté chez nous adopte !
— Mais il est mort !
— Certes, mais la loi n'indique nulle part qu'un défunt est interdit d'adoption ! Oubli bienvenu, vous en conviendrez. Nos prestations, bien sûr, tiennent lieu de ce surcoût, mais vous vous voyez ainsi replacé dans une lignée totalement inattaquable. Bien sûr, toutes nos marchandises sont des fins de lignée, et aucun lointain cousin ne viendra jamais vous demander d'où vous sortez.
— Et ce fameux prix ?
— Voyons ! Un général, un lieutenant et deux nobles dames, plus pedigree et adoption officielle, vous devriez vous en tirer pour vingt mille yuans !
— Vingt mille yu-yu-yuans ! Vous nous croyez donc milliardaires ? Et si ma femme se contentait d'un sous-lieutenant moins blessé et moi d'un général de Chiang Kai-shek ?
— Nous ne faisons pas dans le traître et notre seul sous-lieutenant fut blessé, mais je peux vous rajouter – et à titre gracieux –, un grand-oncle arrivé ce matin, une perle, un moine shaolin presque saint.
Deux heures plus tard.
— Je récapitule donc ! dit M. Lee en consultant ses notes. Un général de troisième ordre, un sergent, une demi-mondaine et une femme de petite noblesse pour les parents directs. Plus un oncle fossoyeur, ainsi que notre moine shaolin, deux nièces, un aïeul – offert lui aussi par la maison –, ainsi que deux cousins musiciens morts du diabète et libres de droits. Le tout pour dix-sept milles yuans.
— Nous avions dit seize mille cinq cents, mais soit, je suis épuisé et renonce à lutter ! Ma douce femme va vous payer la moitié de cette somme en guise d'acompte, le reste à la livraison des urnes et des papiers.
C'est à ce moment-là que Mme Yao, qui faisait méthodiquement le tour des rayons depuis le début du marchandage, décida de se faire entendre.
— Eh bien non ! les coupa cette dernière en revenant vers eux une urne poussiéreuse à la main. Cette affaire ne se fera que si on m'échange ce sinistre sergent contre ce merveilleux poète que je viens de dénicher. Ce n'est ni négociable ni marchandable, et je l'emporte tout de suite avec nous.
Les deux hommes ne purent que s'incliner et c'est ainsi que Mme Yao put recevoir sans honte dans sa modeste résidence de Jiangsu et faire passer ses invités devant le plus charmant des autels.
L'invité curieux et attentif ne manquant pas de remarquer le célèbre poète Shi Jing dans une urne rutilante, mais modestement disposée près de sa nouvelle famille recomposée.
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