La petite amoureuse à bicyclette

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« Il me l'a écrit ! Il m'aime ! »

Comment garder ce secret quand on a quinze ans ? Comment ne pas éclater de ce bonheur trop neuf, trop grand ? Ysée ne tient plus en place. Dans ses mains, une carte, une vraie, sur laquelle Théo a tracé les mots qui la font défaillir. Une carte qui est arrivée dans la boîte aux lettres des vacances. Une carte qui dit : « Je t'aime ! »

Il faut qu'elle laisse bondir sa joie. Elle a envie de sauter, d'escalader les arbres, de toucher aux nuages ! Ces battements qui agitent son cœur, il faut qu'elle leur trouve une issue par où jaillir. C'est un émoi presque trop violent pour elle. Elle voudrait danser son bonheur. Il faut que son corps parle !

Elle se précipite dans la remise où son grand-père tient toujours en état de marche les vélos de ses petits-enfants. Elle extrait le sien, jaune solaire, aux roues fines, au cadre léger. Elle s'élance...

— Ton chapeau ! Et prends de l'eau...

Mais Ysée n'entend rien, elle est déjà loin. D'ailleurs, elle n'a besoin de rien. Perchée sur sa bicyclette, hissée sur son rêve, elle se coule au long du village assoupi dans la torpeur du jour. Elle aspire l'air gonflé de souffles chauds. Derrière les façades muettes, la vie fait sa respiration de dormeur, elle file, silhouette vive et rapide, retrouvant dans ses jambes le mouvement familier et ample du pédalier. Des bruits épars et comme suspendus dans l'espace viennent s'égoutter autour du chant intérieur qui roule en elle. L'impatience la fait frémir. Elle éprouve le besoin de peser de tout son corps sur la machine.

Elle a quitté le village, elle prend de la vitesse. Elle pédale avec régularité, elle pourrait jouer sur les vitesses pour se faciliter la montée, elle ne le fait pas, sa chaîne reste sur le grand plateau pour décupler l'effort. Elle aime ce développement tout en puissance qui la pousse à chercher loin au fond d'elle-même pour y trouver ses ressources les plus secrètes. Elle attaque le col avec une fougue juvénile. Elle peine avec délices dans les derniers lacets du Revigain. Elle a besoin d'éprouver chaque tendon, chaque muscle de son corps. C'est comme une lutte délicieuse entre l'émoi qui fait battre son cœur et la côte abrupte qui lui fait le souffle court.

Elle s'est mise en position de danseuse. Elle serre les deux poings sur le guidon, tête rentrée, elle résiste. On dirait qu'elle veut se mesurer à la vie. Elle pédale et danse, auréolée de grâce. L'ardeur de son amour sera à l'aune de sa résistance physique. Il ne faut pas, surtout pas, qu'elle mette pied à terre. Elle fixe les lignes grises qui s'échappent en folles banderoles sous ses yeux. Tout entière lancée dans l'effort qui l'éreinte mais l'exalte. Elle doit atteindre le sommet. « Je veux gagner ! Je vais gagner ! » Sa respiration est courte et précipitée. Elle est au bord de l'asphyxie.

Enfin, le sommet est tout proche. Juste à hauteur de son regard. Elle découvre le bel alignement des sapins, leurs troncs pressés, leurs branches accueillantes. Elle a obliqué sans freiner. Dans son élan, sa bicyclette s'est renversée. Ysée bascule sur le tapis d'aiguilles douces. Dans le talus, la roue avant tourne encore un moment puis s'arrête. Dans trois semaines ce sera la rentrée. Du ciel plein les yeux, la jeune fille rit... Elle a réussi ! Dans trois semaines, Théo lui dira les mots qu'il lui a écrits ! Elle a l'impression d'avoir grandi, immensément ! Son cœur pulse à ses oreilles dans une rumeur d'océan, le sang et la joie plénière. Un sentiment incandescent grandit en elle et l'illumine.

Ysée lève les yeux sur les branches où s'accroche le ciel, ajuste lentement son souffle ; elle savoure son bonheur. Puis elle se relève, remonte sur sa bicyclette, elle glisse dans les couloirs du vent. Tête haute, debout sur les pédales, elle plonge dans la descente vertigineuse et lâche enfin son chant d'amour. Elle laisse gicler les mots sur la route d'été : « Ysée et Théo... Théo et Ysée... »

Et le vent cueille son chant à sa bouche ; il l'entraîne comme une caresse le long de ses joues, dans son cou, l'enroule dans ses cheveux flottants. Ysée file dans un état de demi-vertige et d'apesanteur, emportée par la pente et toutes les odeurs du soir devenues ivres. Le vent de la vitesse brasse ses longs cheveux avec une allégresse tumultueuse, le vent capture leurs deux noms mêlés, les tisse comme de grandes fleurs, comme des rubans de perles. Et enfin, épuisée et radieuse, Ysée fait sur sa bicyclette un large demi-cercle dans la cour de la maison, freine net et met pied à terre. Quand elle range sa bicyclette dans la remise, elle croit revenir d'un long vol princier ; elle porte les deux mains à sa chevelure, sûre d'y trouver les couronnes d'amour que le vent a tissées.

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