Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Pis après, plus rien. Enfin pas rien mais le reste. Et le reste c'était moins bien. C'était moins fun. Le reste c'était l'expérience du vide de la minute. Dans le corps, dans la tête, dans les yeux des autres. C'était passer la soirée ouverte à attendre que ça passe, que ça change, que ça s'oublie. C'était sentir sur le corps et les coups et le cri mais en même temps les fantômes. Déjà là. Trop rapides. C'était se rappeler d'oublier que c'était arrivé. C'était arrivé qu'une minute et ça devait pas être suffisant pour que tout se bloque. Pas encore.
Ça a duré une bonne année. Une vraie bonne année. Une éternité. Une année de vide. A ne pas penser, à subir le reste, le tout. Le corps brûlé, l'esprit bossu, le monde pas capable de capter les cris. Une année à croire à la culpabilité. A s'excuser du dérangement, à se blâmer de pas pouvoir exister avec les autres. Putain. Une année pour se convaincre que le problème c'était de pas être normal·e et pas autre chose. Une année pour décider d'opter au déni.
Ça a duré trois ans. Trois bonnes années. Une éternité. A se faire croise que oui, ça allait passer. Que non. Pas besoin d'aide. Que c'était tout sauf ça qui bloquait. Parce que ça allait, ça allait. Ce qui marchait pas c'était le temps, pas l'temps, les études, les mauvaises, les ami·e·s, trop compliqué·e·s. Trois années à bouger partout pour pas rester. Trois années de Paris ou de Londres ou de nulle part encore seulement à évite. De penser, de voir, les pensées. Trois années pour couler.
Ça a duré deux mois. Un vrai bon deux mois. Une éternité. Dans les murs blancs et les médicachimiques. Dans la brume et les poignets qui brûlent juste pour finir du vide. Juste pour finir. Pour aller mal trop et faire que ça. Aller mal. Pour pas penser ou penser qu'à ça. Pour commencer à dire oui aux psys. À parler ou à commencer à parler de ça, à revivre les boucles d'avant et d'après mais pas celle de la minute, pas encore. Doucement, à s'autoriser à (re)penser.
Ça a duré une séance. Une vraie séance. Deux heures à se rappeler. Avec la psy qui tenait les rênes. Avec les mots qui raccrochaient sans déborder. Avec le bout du travail ou la lumière qui se dessinait, ou d'un truc qui se disait d'aller mieux. Une séance pour se rappeler.
Ça a duré une minute. La rue, la nuit, l'été. Rentrer à la maison après les cours. Monter la montée vers la maison. Presque noire, les lampadaires sont pas là. Et puis, les pas derrière qui courent. La main qui frôle la joue. La tête qui cogne contre le mur. Les cris encore inaudibles. Et le corps. Le corps frappé, frappé, frappé. Le cri qui se débat, qui se débat. Pas encore fini, s'il te plait, pas encore fini. La main qui frappe, qui touche, qui tire, qui emmène, qui tire, qui emmène, loin. La fenêtre quelque part, la fenêtre qui s'ouvre. La main qui s'enlève, les pieds qui courent. Le corps resté sur le sol. La minute qui casse tout.
Ça a duré une séance. Pour comprendre que ça pouvait aller mieux. Que de raconter avait pas fait mourir. Que le souvenir c'était un souvenir. Que le présent c'était de gagner. Que le combat c'était le tunnel et qu'il y avait le bout, pas loin. Une séance où la lumière pouvait reprendre une petite place.
Ça a duré deux mois avant de sortir de l'hôpital. De sourire de l'hôpital. Dans la voiture du retour, les mains sur les genoux, les poignets presqu'invisibles et le sourire caché dans les joues. Deux mois pour décider d'arrêter le mal, de viser le bien et l'intégrer. Deux mois pour se (re)lancer en vie.
Ça a duré trois ans pour repartir pour de vrai. Pour pas fuir. Pour voyager en plaisir, aux études, les vraies premières. Pour sentir la force d'être plus fort·e et plus grand·e qu'un souvenir ou qu'une minute. Pour s'autoriser le droit de bouger sans avoir peur de retomber. Pas possible. Trop de béquilles. Trois ans pour retrouver un sourire.
Ça a duré une bonne minute pour écrire. Une minute pour se rappeler tout sans problème. Parce que c'est toujours là. Juste moins fort. Moins fort. Pour capter la voix radio à ne pas trop écouter. Elle ressort de temps en temps. Elle a besoin de sa minute, de son moment, mais elle reste la voix d'onde au bourdonnement oubliable de la tête. Une minute pour reconvoquer et s'autoriser à regarder. Un p'tit peu. Juste pour se rappeler au moins, une minute.