Je ne l'avais pas revue pour de vrai, pas depuis mes débuts foireux en alpinisme, à mon adolescence, une période compliquée. De la voir ainsi, ça a été un choc, évidemment. Pourtant, il y a trente ans, la Mer de Glace fondait déjà. Mais, à cette époque, c'était le cadet de mes soucis. Ça ne m'avait que vaguement surpris, même pas inquiété. Mes réussites et mes échecs, ma petite vie à mener, je n'avais que ça en tête.
Le train à crémaillère du Montenvers, qui permet d'accéder au glacier, n'a pas trop changé, tout comme l'hôtel du même nom, situé juste à côté de la gare d'arrivée. Les pierres des murs, grises et marrons, des pierres massives, des pierres du coin, donnent aux bâtiments leur aspect sobre, presque austère, à l'unisson des hautes parois de granit, tout autour.
La glace, qu'on voyait si bien avant, un peu plus bas, dans la vallée, a presque totalement disparu, comme avalée et digérée par les montagnes qui l'enserrent. Pour apercevoir un peu de blanc ou de bleu, il faut se contorsionner et porter son regard plus haut, en direction de la calotte sommitale du Mont Blanc, la seule à avoir encore un peu d'allure, d'un point de vue neige et glace bien sûr.
Évidemment, les montagnes n'y sont pour rien dans tout ça. Elles n'en ont rien à foutre de nos problèmes d'humains. À force de surplomber le monde, de me tenir à l'écart des vrais problèmes de la vie – de la survie, devrais-je plutôt dire –, je suis devenu un peu comme elles, distant. Bizarrement, mes compagnons de lutte pensent que c'est sans doute ça qui, aujourd'hui, me fait réagir avec autant de détermination. D'une certaine façon, moi aussi, je n'en ai plus rien à foutre.
Ce jour-là, en tout cas, j'ai enfilé de bien beaux équipements d'alpiniste, des équipements achetés la veille, très cher, à Chamonix : pantalon et veste Gore-Tex, piolets et crampons attachés au sac à dos, lunettes de glacier rondes et noires, casque profilé... Ça faisait longtemps que ça ne m'était pas arrivé. Dans la longue file des touristes et alpinistes qui descendaient vers la Mer de Glace, je me suis fondu dans la masse, sans difficulté.
J'ai bien dû marcher une heure avant d'entendre crisser sous la pointe de mes crampons un peu de cette foutue glace. Il faut dire qu'une gangue de poussière et de pierres recouvre presque intégralement la partie inférieure du glacier, elle-même exsangue. J'ai encore dû marcher une bonne heure pour atteindre ma destination finale, enfin une belle zone de séracs, hauts comme des maisons, bleutés et translucides comme d'immenses pierres précieuses taillées grossièrement et posées là, en pleine montagne.
De mon sac à dos, j'ai sorti une dizaine de broches à glace toutes neuves. Je les ai aussitôt vissées au sommet du plus grand sérac, celui que les alpinistes du coin appellent assez justement le Miroir. Ces broches à glace m'ont servi à accrocher une banderole de sept mètres sur cinq que je viens juste de dérouler. En lettres rouges sur fond noir, on peut y lire l'inscription suivante : « AGIR POUR LE CLIMAT, C'EST MAINTENANT ! »
C'est sobre mais bien visible, y compris depuis la gare d'arrivée et l'hôtel du Montenvers, que j'ai quittés deux heures plus tôt. À vrai dire, mes compagnons de lutte et moi, on compte surtout sur les hélicoptères, nombreux à survoler la Mer de Glace en plein mois d'août. Avec un peu de chance, un photographe prendra un joli cliché de notre banderole, cliché qui ne manquera pas de tourner en boucle dans les médias et autres réseaux sociaux de France et de Navarre. Ce serait déjà ça.
De mon côté, je vais patienter jusqu'à la tombée de la nuit, enfin, plutôt jusqu'à ce que les forces de l'ordre viennent me déloger d'ici, sans doute. Assis en haut de ce beau sérac qu'on appelle si justement le Miroir, je vois, un peu plus haut, un peu plus au sud, l'Aiguille du Midi et son fameux téléphérique. Je songe, un peu tristement, à d'autres actions qui pourraient s'y dérouler, des actions plus violentes, si rien ne bouge, comme d'habitude.
Faudra-t-il en arriver jusque-là ?