Cette œuvre est
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Histoires Jeunesse :
- 11-14 Ans (Cycle 4)
- 8-11 Ans (Cycle 3)
- Animal - Jeunesse
- Aventure & Suspense - Jeunesse
- Aventure & Suspense - Cycle 3
- Aventure & Suspense - Cycle 4
- Imaginaire - Cycle 3
- Imaginaire - Cycle 4
- Imaginaire Jeunesse
- Vie De Famille - Jeunesse
Athéor avait été élevé pour n'avoir peur de rien, ni de personne. Mais, il était maudit.
Comme chaque premier garçon de sa lignée, il était promis à un destin funeste. L'année de son treizième anniversaire, un dragon couleur sang l'enlèverait à sa famille. D'après la rumeur, l'un de ses ancêtres avait dérobé l'œuf de ce dragon pour faire fortune. En punition, la créature avait choisi de priver le clan des Catrix d'un bien tout aussi précieux : la vie d'un fils aîné.
Athéor avait donc passé une bonne partie de son enfance les bras couverts de bleus et d'égratignures. Sa grand-mère lui imposait un entraînement sans répit. Elle avait été témoin de la disparition de son premier fils et depuis, elle se refusait à laisser le dragon gagner une seconde fois. Chaque matin, à l'aube, Athéor tirait une meule de foin jusqu'au champ voisin pour nourrir les moutons. Il affûtait ensuite ses réflexes en évitant les coups de becs des poules, furieuses de le voir partir chez le Vieux Tristan avec deux œufs dans sa poche. Grâce au forgeron du village, Athéor ne craignait ni les flammes ni les brûlures. Même si le Vieux Tristan lui apprenait à manier une épée avec stratégie et souplesse, le dragon couleur sang continuait de hanter Athéor. Le soir, en rentrant par la colline, il grimpait à l'arbre le plus haut, et guettait l'apparition de la créature.
Comme à chaque fois, il ne voyait que la fumée de la cheminée de sa maison. Sa grand-maman l'accueillait avec un lait chaud au miel et des contes au coin du feu. Sa grande sœur Rebecca mangeait en silence l'omelette cuite à la braise qu'Athéor avait ramenée.
Elle l'enviait car elle aurait aimé être un garçon pour combattre la malédiction familiale. À la place, elle recousait les mailles de son armure, elle étoffait son vocabulaire de jurons et coupait du bois avec la même ardeur qu'un bûcheron.
Elle était la seule à savoir qui était vraiment Athéor. Ses doigts agiles avec une aiguille et son œil aiguisé permettaient à Rebecca de gagner à coup sûr aux dames contre lui ou de savoir que, toutes les nuits, il inspectait son oreiller de paille, effrayé d'y trouver une araignée.
Pendant longtemps, le jeune maudit avait espéré que Rebecca soit choisie. Il aurait pu faire des batailles d'eau dans le ruisseau au lieu de s'entraîner. Il n'aurait plus à subir les sermons de sa grand-mère dès qu'une larme roulait sur sa joue. Les autres enfants ne fuiraient plus à sa vue. « La Variole », on l'appelait. Les autres avaient peur d'être contaminés et maudits à leur tour. Alors, Athéor restait souvent seul avec les moutons de la famille. Il aimait les caresser. La chaleur de leur laine contrastait avec la froideur de son épée. Malgré leur pelage gris identique, Athéor savait différencier chaque bête. Il apportait de l'eau à celles qui étaient fatiguées et remarquait d'un coup d'œil celles qui boitaient. Les moutons n'attendaient pas de lui l'impossible. Et surtout, ils n'avaient pas peur de lui.
Athéor se comparait souvent au dragon couleur sang. Il essayait de taire le murmure de cette pensée, seulement elle revenait toujours à lui. Comme la créature, Athéor était un être craint et solitaire. Il préférait le calme de la nuit au chahut du jour. Il attendait presque avec impatience sa rencontre avec le dragon pour fuir cette vie de moqueries et de muscles endoloris. Il partagea, une fois, cette idée à sa sœur. Elle le fit taire d'une claque sur le front.
— Sors-toi ces idioties de la tête ! Le Monstre veut faire de toi son casse-croûte, et moi j'embrocherai ses deux yeux avec l'aiguille à tricot de grand-maman !
Athéor n'en parla plus jamais. Il continua ses balades solitaires. Il frappait le fer chaud en ignorant les cloques sur les doigts. Il ne grognait pas lorsque sa grand-mère entrait dans une colère noire à cause de ses retards, et ne rechignait plus lorsqu'elle le forçait à avaler une viande rouge filandreuse. Les jours défilèrent, les plaies s'ouvraient, se refermaient, et le soleil ramenait les enfants dans le ruisseau. Athéor comptait sur une main les jours avant son anniversaire.
Il taisait les battements de son cœur qui s'accéléraient de jour en jour, et plus particulièrement lorsque le soleil se mettait à décliner. Il ignora les bouffées de chaleur qui étouffaient sa gorge après le petit déjeuner. Il pardonna même l'humeur exécrable de Rebecca. Elle envoyait balader ses travaux de couture et elle jetait des cailloux à ceux qui se moquaient de lui. Elle savait, elle aussi, que l'échéance approchait.
Le matin de son treizième anniversaire, Athéor découvrit avec surprise le cadeau de sa sœur. Ce n'était pas le traditionnel ballotin de confiseries à l'orange. Emballé dans une veste de laine toute neuve, elle avait fait graver sur son épée plusieurs mots de courage et d'amour. Quand leurs regards se croisèrent, à la table du petit déjeuner, le silence était plus intense qu'une accolade. Leur grand-mère dispensa Athéor de toute contrainte.
— Le Vieux Tristan t'offre ta journée. Va mon garçon ! Le ciel est sans nuages aujourd'hui.
Elle se mit à prier en épluchant ses patates.
Athéor voulut en profiter pour se baigner dans le ruisseau pour la première fois. Quand son orteil toucha l'eau, une douleur saisissante l'assaillit. Son corps se cambra. Sa paume frôla la vase et une plaque rouge apparut sur sa peau. Il pensa à un mauvais présage. Il prit ses jambes à son cou et s'éloigna du ruisseau. Puis, il remplit sa journée des mêmes occupations que la veille.
Athéor revint avec son habituelle omelette et ses manches trouées par les braises.
Minuit sonna et sa grand-maman remercia les dieux. Aucune ombre ailée n'avait assombri le ciel. Un fils aîné des Catrix avait survécu à la malédiction. Sa sœur et sa grand-mère s'endormirent paisiblement, sans se douter du mal qui rongeait Athéor depuis le matin. Sa peau le démangeait sur tout le corps. Une douleur violente tapait dans son crâne, sa vision se brouillait. Le jeune garçon crut devenir aveugle.
Il partit se réfugier dans l'étable des moutons pour pleurer en paix. La tempête grondait derrière les falaises. Le crochet de l'abri céda aussi facilement qu'un morceau de sucre. Athéor s'échoua dans la paille, au milieu du troupeau. Plus les larmes coulaient, plus sa vision devenait précise. Il frémit soudain à l'approche d'un orage bien avant que la foudre n'éclate au-dessus de lui. Il huma l'odeur du pain chaud de sa grand-maman et le cuir du fourreau de son épée laissée sous son lit.
Tous ses sens semblaient s'être décuplés. Un brasier s'enflammait dans sa poitrine. Il courut vers l'extérieur pour respirer, et, à ce moment-là, il perdit pied. Ses talons se détachèrent du sol. Athéor s'envolait. Deux longues ailes couleur sang l'emmenaient loin dans le ciel. Ses propres ailes. Athéor disparut dans un éclair.
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Illustration : Mathilde Ernst