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Je n'étais plus venu dans la ville depuis trop longtemps.
Certaines villes vieillissent plus vite que les hommes, si bien qu'au moment de les retrouver, on ne les reconnaît plus. On déchiffre des signes, des indices, mais nulle preuve, rien qui corresponde absolument au souvenir qu'on en a.
Malgré cela, je parvins à marcher jusqu'à la maison où j'avais passé mon enfance.
Elle se ressemblait encore. Toujours ce même visage blafard aux fenêtres béantes, cette silhouette pesante posée sur un jardin sans charme. Mais enfin, c'était bien elle.
Sans l'avoir prémédité, me prit l'envie de la revoir de l'intérieur. D'y retrouver, peut-être, les effluves de ces années lointaines, quand la vie n'était pas encore usée ni décevante. Je sonnai d'un geste machinal, presque sans y penser : la sonnette, remarquai-je, n'avait pas été remplacée. C'était toujours ce carré de plastique banal, au toucher vaguement mollasse. Dans la rue, aucun carillon ne se fit entendre.
Pourtant, quelques secondes plus tard, la porte s'ouvrit.
Transporté comme je l'étais dans mes souvenirs, je crois que je m'attendais presque à voir surgir mon père ou ma mère tels qu'ils étaient à l'époque, c'est-à-dire jeunes et vigoureux. Mais la femme qui fit quelques pas dans l'allée, devant le garage, semblait n'avoir rien en commun avec eux. Sa peau sombre affichait des ascendances africaines, son large sourire et sa tenue décontractée un caractère ouvert et débonnaire. D'abord, je n'osai pas entrer mais, à son invitation, je poussai le portillon en bois. Enfant, je pouvais l'ouvrir sans me courber, mais aujourd'hui la poignée me parut très basse, peu adaptée au corps d'adulte qui était désormais le mien.
Au milieu du jardin, la femme et moi échangeâmes quelques mots. Je lui dis, un peu gêné, la raison de ma venue, qui n'était rien d'autre qu'une soudaine lubie, le coup de dés hasardeux d'un homme en proie à quelque mélancolie passagère.
– Je comprendrais très bien, terminai-je, si ma venue vous gêne. J'avais juste envie, je ne sais pas...
– Bien sûr, répondit la femme d'une voix chaude, maternelle. Nous avons tous la tentation de retrouver nos racines, parfois. Venez.
Elle me tourna le dos et rebroussa chemin jusqu'à la porte demeurée entrouverte.
À l'intérieur, je fus d'abord déconcerté.
J'avais la sensation de retrouver quelqu'un que je ne connaissais pourtant pas. À moins que ce ne fût l'inverse ? Persistaient en moi ces images du passé qui se superposaient à un présent sans lien, sans cohérence aucune avec elles. La décoration, les meubles, les parfums, tout cela perturbait les idées que j'en avais conservées, et dont ne subsistaient que les proportions et l'agencement général des lieux. Sans parler, j'avançai tel un somnambule d'une pièce à l'autre, cherchant l'endroit où mes souvenirs trouveraient un ancrage dans la réalité nouvelle que j'explorais.
La femme me suivait à distance, et l'on aurait dit qu'elle aussi revoyait la maison pour la première fois depuis longtemps. Nous avions l'air, je crois, d'un couple visitant une demeure à vendre, évaluant, soupesant chaque détail, chaque pièce, pour y projeter la vision d'une existence qui resterait à inventer.
– Ici, dis-je en entrant dans le salon, j'ai mangé du chocolat pour la première fois.
Avec moi, la femme sourit. Elle ne me regardait pas, mais ses yeux magnifiques, des yeux larges et lents, parcouraient la pièce.
Nous poursuivîmes notre visite, entrecoupée de mots rares, timides. Petit à petit, des sensations et des réminiscences diffuses m'assaillaient. J'essayais, sans y parvenir tout à fait, de faire abstraction de tout ce qui contrariait ma mémoire. Bien sûr, je ne pouvais remplacer chaque meuble, chaque bibelot, par celui qui se trouvait à sa place durant mon enfance ; les souvenirs n'ont pas cette précision, cette acuité qui, si elle existait, serait pathologique. Pourtant, çà et là, me revenaient comme des flashs les images de ma jeunesse, le lustre à pampilles hérité de ma tante, l'antique télévision – où trônait désormais un vase, le bureau de mon père...
– C'est ici que nous mettions, chaque année, le sapin de Noël, expliquai-je en pointant l'un des côtés de la salle à manger.
– Nous aussi, avoua la femme dans un souffle, nous l'installons toujours là.
– C'est drôle.
Puis elle me laissa gravir l'escalier.
Comme au temps de mon enfance, il était revêtu d'une moquette profonde qui assourdissait presque complètement les pas. La couleur en était différente, d'un vert plus clair, mais l'impression de marcher sur un nuage me revint, telle qu'en ma mémoire, telle qu'en mes rêves quand, parfois, je me voyais dévaler les marches sans pouvoir me retenir à rien.
– C'était la chambre de mes parents, dis-je, prenant pied sur le palier, avec un geste vers la porte de droite.
– C'est la nôtre aussi.
Elle s'était arrêtée derrière moi, sur la dernière marche.
Quand je me tournai vers elle, son regard avait déjà fui vers la gauche, où s'ouvraient les autres chambres. De là nous parvenaient (je fus surpris de ne les avoir pas entendues plus tôt) les voix de deux enfants qui jouaient. Comme attiré par elles, je repris ma visite.
La première chambre d'enfant était vide.
Je me dirigeai vers la seconde, la femme sur mes talons. Elle marchait toujours à distance, sans se soucier de ma présence. Il m'avait d'abord semblé qu'elle ne voulait pas me mettre mal à l'aise par des regards trop insistants, mais c'était autre chose, en réalité, qui l'animait : ses yeux avaient toujours un temps d'avance sur notre déambulation. Elle observait perpétuellement les endroits où je n'étais pas encore passé aujourd'hui, mais seulement il y a longtemps, enfant, lorsque je vivais encore ici. Cherchait-elle à déceler dans l'air des traces de cette époque qui seraient demeurées là, suspendues, estompées ?
– Les enfants, annonça-t-elle avec calme, quelqu'un est venu retrouver son enfance.
Oui, songeai-je, c'était bien cela que je cherchais ici. Pas la maison, ni les meubles, mais l'enfance qui m'avait déserté.
Le garçon et la fille, occupés par leurs peluches, me dévisagèrent à peine. Ils étaient pleins de leurs jeux, de leurs histoires qui ne souffraient aucun contretemps, qui recouvraient une réalité plus tangible à leurs yeux que ma venue.
Je leur fis un signe, puis me tournai vers la porte de ma chambre.
Silencieuse, la femme me suivit jusqu'au seuil, toujours attentive seulement à ce qui n'existait plus.
– Je vous laisse à vos souvenirs, dit-elle en observant par la fenêtre les arbres dénudés. Prenez votre temps. Je dois préparer le repas.
Elle disparut alors, ses pas dans l'escalier à peine esquissés.
J'entrai. Les lieux n'avaient pas changé.
Il était troublant de voir que le lit, le bureau, et même le valet de nuit où je posais mes vêtements étaient toujours au même endroit. Il s'agissait, bien sûr, de modèles différents, au goût du jour, mais dans l'exacte disposition où je les avais abandonnés, tant d'années plus tôt.
Dans l'angle le plus lointain de la pièce, près du placard où reposaient mes affaires, je m'agenouillai. Les voix enfantines, à côté, me berçaient de leurs rires, de leurs minauderies, de ces manières adultes qu'imitaient leurs dialogues. Des voix venues de loin, sans visage, sans passé.
Délicatement, je soulevai le coin du papier peint. Sur le plâtre ancien, le dessin que j'avais réalisé se révéla indemne. Les personnages aux couleurs délavées se tenaient par la main. Sans avoir besoin d'en dévoiler davantage, je vis apparaître le reste de la fresque, la maison sous le ciel de vitrail, les champs ras de l'hiver, la ville encore jeune... Tout le mur se couvrait pour moi de traits de crayon, par la seule magie de ma mémoire versatile.
– Les enfants, à table, appela la femme depuis le rez-de-chaussée.
Derrière le garçon et la fille, je descendis jusqu'à la cuisine et, sagement, m'assis à ma place.
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