La lumière noire

Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. Je n'appellerai plus maître les vendeurs de richesses chimériques. Non ! Je n'appellerai plus maître les vendeurs d'illusions, lançai-je sous l'effet d'une colère inexprimable.
A ces mots, tous les adeptes présents dans le couvent écarquillèrent les yeux et crièrent anathème au sacrilège. Sans piper le moindre mot, le robuste serviteur du mystérieux chef jeta sur moi un regard torve et fit derechef siffler la cravache sur mon dos. Malgré la douleur, je résistais. Un deuxième coup violent. Je résistais encore. Un troisième coup volcanique. Maintenant, ma tenue blanche devint écarlate, le sang ruisselait dans mon dos. La douleur atteint son paroxysme. L'un des oiseaux au long bec qui couinaient ici et là déféqua sur mon crâne. Je tombai en syncope. Au bout d'un moment, je me retrouvai complètement nu dans une pièce peinte en rouge. Derrière moi se pointait le serviteur zélé avec sa cravache impitoyable. Encore prête à siffler à la moindre incartade. Au plafond, se trouvaient attachée une kyrielle de statuettes symbolisant des divinités. Devant, se dressait une chaire pharaonique. Du haut de sa chaire, le chef, mi-ange, mi-démon parlait sans le moindre sourire. Le visage austère :
- Je suis le grand maître de la République de NINBE. Tout visiteur qui franchit le seuil de mon couvent doit exécuter mes ordres. Et le premier ordre à exécuter est tout à fait banal. Se mettre à genou et prononcer la phrase de salutation « Je vous salue vénérable maître ! ». Je vous conseille d'éviter la colère des dieux en obéissant sans procès, termina-t-il.
Maintenant un lourd silence régnait dans la pièce mystérieuse. On entendait les mouches voler. Retenu par la force de l'inertie, j'étais là, allongé à même le sol en tenue d'Eve. Mille et une questions fourmillaient dans ma tête. En quoi ce prétendu maître spirituel serait différent des cinq autres qui m'avaient vendu des illusions ? Moi, un grand docteur en droit de la République du NINBE. Moi qui fus toujours major de ma promotion à la Faculté de droit. Dois-je toujours continuer à faire allégeance à des illettrés vendeurs de richesses chimériques ? Le travail bien fait ne suffit-il plus pour se faire une place dans notre société ? Moi qui suis un ferment chrétien. Dois-je continuer à courir de couvent en couvent pour assouvir les desiderata de ma mère ? Suis-je vraiment capable de mener une double vie ? J'étais encore plongé dans mes réminiscences quand la cravache du disciple siffla et tua le silence. Cela ne valait plus la peine de rester réfractaire au conseil. En tremblotant je me mis à genou et exécutai l'ordre. Le disciple baissa sa cravache et esquissa un sourire de satisfaction. Enfin ! Je venais de l'appeler maître. Je venais de l'appeler maître malgré moi. Je devais choisir entre l'exécution de l'ordre et les violents coups de cravaches. Entre ces deux maux je devais choisir le moindre. La raison est simple. Je ne suis qu'un gringalet et cette cascade de coups pourrait aisément me faire passer de vie à trépas. Et si je succombais aux coups et me retrouvais dans le royaume de Hadès, que ferait ma mère ? Que ferait-elle si elle perdait ainsi son fils unique, son fils bien-aimé que je suis ? Sans nul doute, elle sombrerait dans le désarroi, dans la maladie, dans les hallucinations, dans la folie et finirait par me rejoindre précipitamment.
Ma rêvasserie fut soudain interrompue par le chant effrayant d'un énorme oiseau noir et l'apparition d'un gros serpent qui avançait vers la chaire du chef. Ce dernier ricana encore et encore. Il se leva, se prosterna pour saluer l'étrange reptile qui alla se lover sous la chaire. Un frisson négatif parcourrait tout mon corps. Visiblement, je tremblais. Le maître me considéra pendant un moment et me fit signe de m'approcher de lui. Je fis un effort surhumain pour m'approcher. Sur sa demande, je me mis à genou. Il posa un tissu blanc sur ma tête et se mit à prononcer des incantations. Une langue étrange ! J'en perdais mon latin. Au bout de quelques minutes, l'énorme oiseau noir se pointa à nouveau et repris son chant effrayant. Fin des incantations ! Le maître spirituel alla s'asseoir sur son siège. Le serpent mystérieux se déplia, rampa et disparaît dans une fumée. La sueur sillonnait tout mon corps. J'étais littéralement épuisé. Sur autorisation du grand maître, je m'assieds sur la glace de feldspath. La porte s'ouvrit. Le serviteur zélé fit entrer ma mère dans la pièce rouge. Piaffant d'impatience, elle vint s'asseoir près de moi après avoir salué le grand maître avec la fameuse formule. Le serviteur s'approcha de nous et tendit une calebasse. Ma mère y met deux pièces de cent francs CFA. Le grand maître spirituel se racla bruyamment la gorge et prit la parole :
- Madame, écoutez-moi attentivement ! Les anges viennent de tout me révéler sur la vie de votre fils que voilà. Ce jeune homme est né sous une bonne étoile. Le Bon Dieu lui a donné une étoile qui brille de mille feux ! Mais actuellement son étoile émet une lumière noire.
- Une lumière noire ? S'interrogea ma mère en sursaut et en ouvrant grands les yeux.
- Oui madame une lumière noire, répondit le grand maître. Les sorciers de la famille paternelle de ce jeune homme ont découvert qu'il sera une étoile brillante de sa génération et lui ont jeté un sort. Pas des moindres ! Un sort terrible ! Le pire est qu'ils planifient encore sa mort.
- Mort ? S'interrogea à nouveau ma mère, l'air morne.
- Ah oui ! lança le maître. Mais soyez rassurée votre fils a déjà la solution à tous ses problèmes. Oui les anges m'ont également révélé la solution. L'heure de gloire de ce jeune homme vient de sonner, termina-t-il.
Littéralement ma mère et moi étions aux abois. Le grand maître se leva et commença les travaux spirituels. Je devais avant tout prendre un bain. Pas un bain ordinaire ! Ce bain devait éliminer les maléfices, les sortilèges. La couleur et l'odeur de l'eau me paraissaient répugnantes. Des feuilles, des racines, des os, des plumes d'oiseau nageaient dans l'eau qui devait servir au bain. Une odeur nauséabonde se dégageait dans l'air. Mais qu'est-ce que je pouvais faire ? On me disait que ce bain était le moyen pour faire disparaître la lumière noire. Mon feu père disait souvent que ce monde est beaucoup plus spirituel que physique. Pour lui ceux qui ont du succès dans ce monde en général et dans la République de NINBE en particulier sont des gens qui accordent une grande attention à la dimension spirituelle de leur vie. Les grands hommes accordent toujours la priorité à leur spiritualité. Dans la République de NINBE, le respect de ce conseil est nécessaire pour se faire une bonne place et pour protéger la bonne place. Ne pouvais-je pas me faire une bonne place dans la société en restant un chrétien de bon teint ? Si. Peut-être que je ne priais pas assez. Si je priais bien les sorciers ne pourraient certainement pas noircir la lumière de mon étoile .Je dois faire l'effort de croire aux travaux spirituels de ce maître. Après le bain, le maître me remit un parfum et un savon de chance que je devais utiliser. Avant de me laisser partir, il me murmurait à l'oreille un ordre qui me paraissait difficile à exécuter : le lendemain à zéro heure je devais me laver au bord de la mer et prononcer certaines incantations. Tout en moi résistait à cet ordre. Mais devant le maître, j'affichais un sourire factice. Je voulais quand même devenir un homme. Je voulais devenir un homme fort et vénérable. Et dans la République de NINBE c'est un secret de Polichinelle qu'il faut payer un prix considérable pour devenir un homme fort. J'exécutai l'ordre. Cette nuit-là j'ai vu et entendu des choses étranges ! Ma promotion sociale commença véritablement au septième jour. Aujourd'hui je tiens un poste important au Cabinet juridique de la Présidence de la République. Mais j'avais perdu ma mère quand je me lavais au bord de la mer.