La lueur terne

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Pourtant, le stylo en main et les papiers à lettre disséminés sur sa table d'étude, elle était encore là, juchée sur une chaise en acacia à siroter le mutisme des murs noirs de sa chambre. Les mêmes images défilaient dans sa tête. Les mêmes personnes lui tenaient des propos apatrides. Ses petits yeux entourés de cernes spoliaient les mêmes objets. Le même parfum. Le parfum de la géhenne. Le même refrain. Le refrain de la vie. La routine. Le dégoût. 
Le tumulte à sa porte s'intensifiait. On toquait. On forçait la porte. On braillait. On hurlait. Elle ahanait parfois, souriait d'autres fois mais restait belle quoique languide par le séjour dans ces lieux qui la désossait.
Elle était pleine de vie. Elle était ivre de la gaieté et des yeux diaprés du monde. Elle passionnait les couleurs dont le noir particulièrement. Elle aimait le noir parce qu'il la halait vers les confins de son passé avec celui qui a su véritablement lui faire goûter aux délices de l'amour. Même si dès la première lueur de leur idylle l'homme était resté sur le billard, elle pouponnait son parfum là, sous la tente noir de son cœur et à l'ombre de ses yeux comme un objet précieux rudement acquis. La vie ne lui avait pas fait de cadeau. Lorsqu'à l'aube de l'adolescence elle se faisait courtiser par hommes et bêtes pour la plupart papelards, il n'y avait que cet homme pour lui rendre un sourire authentique souvent tacheté de jets de probité et de conseils qui la requinquaient en ces temps de déception et de déréliction qui couraient. Sa beauté était en effet un faix qu'elle se devait de tracter à longueur de journée. Ses nibards dans leur diarrhée de défier l'avenir, ses croupes galbées et sa taille moyenne à la Princesse de Galles, trahissaient son petit âge, et étaient des stupéfiants qui émoustillaient tous les regards. Parmi cette tripotée de personnes qui ne cherchaient qu'à arroser son gazon pubien de leur sève gluante, il y avait, comme un maillon isolé de la chaîne, cet homme sémillant. L'homme lui vouait un amour inconditionnel, assis sur une montagne de respect et de patience. Ce qui l'émerveillait car, de sa mémoire de jouvencelle impulsive, aucun homme ne lui avait auparavant manifesté autant de respect et de considération. Les plus obstinés qui feignaient de ne pas s'intéresser à son triangle divin, faisaient assaut de sa petite personne en secret ou conspiraient pour la croquer conjointement tel un panier de mangues mures. Celui qui sait patienter finit toujours par jouir de sa patience, dit-on. L'homme avait su attendre. Quand elle fut donc prête, elle l'invita à manger le fruit défendu un de ces soirs romantiques. Mais au lendemain de leur péché, l'homme se réveilla dans l'au-delà. La brusquerie de cette disparition l'avait atterrée. Des jours durant, elle fut vouée aux gémonies. Tout le quartier lui colla l'étiquette de sorcière avide du sang humain et la contraignit à la solitude en l'enfermant hermétiquement dans sa chambre. Plus le soleil luisait, plus son amour pour la vie périclitait.
Interdite de liberté, elle n'eut que ses réminiscences pour codétenues. Elle pensa à son amoureux. Pour ne pas le passer aux oubliettes, elle adopta subitement le noir, la couleur préférée de son premier et véritable amour. Et dès lors, elle n'a plus qu'un seul but : s'entourer des objets de couleur noire, comme pour ressasser péniblement les mielleux compliments dont l'homme la couvait de son vivant. Passionner le noir comme pour se rappeler la couleur du ciel quand elle s'étreignait dans les bras de l'homme. Le noir comme le cœur. Le cœur abstrus de l'Homme qui l'eut peut-être précipité au seuil de la mort ad intestat et qui l'accablait, elle, d'injures notoirement. Le noir comme ces objets qui la hantaient dorénavant. Par quels interstices le Démiurge l'avait-elle vouée à ce sort ? Tout tourna sèchement en sa disgrâce. Elle ne semblait plus reconnaître ses propres édredons de couleur noire de préférence, qui, comme si elle partageait sa chambre avec quelqu'un, se déplaçaient d'eux-mêmes et se retrouvaient tantôt au chevet de son lit, tantôt à même le sol ou encore accrochés à la porte de sa chambre. Pourtant, avant de prendre sa retraite éternelle à la suite de son époux, sa mère lui avait dit qu'elle était unique. Elle avait une mémoire de pieuvre. Elle savait qu'elle n'avait ni frères ni sœurs. Elle était née dans une famille chrétienne où l'église, la catéchèse, les sacrements, la prière envers Dieu Tout-Puissant, passaient pour priorité. Avec toutes leurs forces lubriques, ses parents n'ont pu fabriquer qu'un singleton comme elle. D'ailleurs, ils durent jeûner, implorer la clémence des Anges et du Très-Haut avant de pouvoir bénéficier d'une grossesse gémellaire après une dizaine de fausses couches. Grossesse gémellaire de laquelle le couple dévote n'accueillera qu'elle. Son besson avait rebroussé chemin dès les premiers vagissements. Cependant, elle avait survécu, elle. Elle avait bravé monts et vallées, îles, îlots et fauves pour pouvoir épancher sa senteur dans ce bas-monde où l'Homme tient les rênes de la prévarication et d'un futile lobbying. Si l'entourage interprétait le retard matrimonial du couple par leur opposition catégorique à la procréation avant le mariage que désiraient à tue-tête les deux familles, le couple, lui, rejetait plutôt le tort sur la volonté de Dieu. Et lorsqu'Il voulait les bénir, c'était elle seule qui avait survécu à la méchanceté de l'Homme. Après elle, il n'y eut plus personne. Pas de sœurs, pas de frères.
Qui pouvait alors se permettre de déplacer à chaque fois ses draps, ses dessous, ses ustensiles et les installer dans un bazar sans précédent ? Elle l'ignorait. Sa petite chambre ne ressemblait plus qu'à un gîte de loufoques. Elle avait la tête pleine. La tête pleine de tourments tonitruants. Ses yeux continuaient à pasticher le concert tantôt abject, tantôt gai que lui offraient les quatre murs de sa chambre en connivence avec ses effets. Parfois, ils formaient un cercle autour d'elle. Ils l'encensaient de propos laudatifs. Ils la gratifiaient de belles paroles austères.  
La porte céda enfin. Le cliquetis de la porte coïncidait avec son dernier soupir. La chambre s'illumina par la cohorte de lumière qui provenait de l'extérieur et inondait le sol cimenté. Un homme entra et se précipita vers elle. Elle avait la tête posée sur la feuille à moitié dévorée par sa belle écriture, le stylo encore dans sa main. Il lui retira le stylo délicatement de la main. Elle se laissa faire. Il souleva son bras, il se laissa choir sur la table silencieuse. Il souleva sa tête, elle pesait une tonne. Quant à ses petits yeux de fée, ils étaient paralysés sur un objet invisible dans l'air. Sur le fait, l'homme dodelina de la tête, prit la feuille, remarqua qu'elle n'avait pas fini d'écrire avant de fermer les yeux à la lumière et lut :
« C'est ainsi que tout apparaît devant soi quand la vie vous met à genoux. Tout est noir. Noir autour et au fond de soi. Je ne vois que le noir depuis une minute. Je ne vois que le noir depuis une semaine. Une éternité que tout est noir. Tout s'affadit. Tout disparaît autour de moi sous les commandes de l'Homme. La dualité de la vie repose sur son humeur. Quand il est de bonne humeur, la vie est allègre. Et quand le sourire semble l'avoir fui, tout est blafard, terne. Il peint tout en noir. A vingt ans, je suis la suie qui noircit le monde. Alors, je partirai. J'irai rejoindre l'homme de ma vie à l'autre bout du monde. Je m'en irai reluquer le bonheur dans la féérie de ses yeux. Ce monde n'appartient qu'à l'Homme. Et aussi longtemps qu'il durera, il tiendra toujours les rênes de la scélératesse et de la malveillance qui planent sur l'humanité. Il est le seul à décider de la couleur de la vie. Pour moi, tout a commencé rose. Mais tout est noir depuis une minute. Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Tout le monde partira un jour ou l'autre et... »
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