La langue est ma maison.

« Je ne peux pas raconter d'où je viens.
J'ai tout oublié. »
C'est ce qu'ils veulent entendre.
Alors je le dis.
Je baisse les yeux. Je joue leur jeu.
Mais dans ma tête, c'est un autre monde qui parle.
Je n'ai pas tout oublié.
Je n'ai pas oublié ma langue.
Je n'ai pas oublié qui je suis.
Je suis Sèdjro.
Et quand je ferme les yeux, j'entends encore la voix de ma grand-mère :
« Ma wá do wá gbè. Gbè lɛ̀ nyìn, gbè lɛ̀ sí, gbè lɛ̀ gblɔ̀. »
Ne perds pas ta langue. Elle est ton visage, ton racine, ton cri.
Ici, ils m'appellent 66.
Un numéro. Une cage.
Ils veulent que je sois comme les autres :
Silencieux. Reformaté.
Ils nous disent que notre langue est pauvre.
Qu'elle ne sert à rien.
Qu'elle ne vaut pas une pièce.
Mais je sais.
C'est parce qu'elle est riche qu'ils la craignent.
Quand ils sont venus, ils ont apporté des écoles et des chaînes.
Ils ont mis des croix là où nous avions des arbres à palabres.
Et quand on parlait notre langue,
ils nous accrochaient des escargots au cou.
Lourds. Humides. Honteux.
J'ai vu des enfants pleurer pour avoir dit « Mawu » au lieu de « Dieu ».
J'ai vu des lèvres se refermer à jamais.
J'ai vu des mots mourir dans les gorges des miens.
Mais moi ?
Moi je les ai gardés.
Je les ai cachés dans ma poitrine comme des charbons rouges.
Fifiyɛ̀ yɔ̀, zɔ̃ sùn mì, adó, kún nú wá...
Chaque nuit, je rêve en fon.
Je marche dans les champs. Je parle aux arbres. Je chante avec les ancêtres.
Et je me réveille en silence, le cœur battant comme un tambour Egungun.
Ils croient que je ne dis rien.
Mais tout en moi crie.
Ma langue est vivante.
Elle danse dans ma bouche même quand je me tais.
Elle me rappelle que je ne suis pas né d'eux,
mais d'un peuple qui connaît la pluie avant qu'elle tombe.
Qui lit les vents.
Qui nomme les étoiles sans télescope.
Ils disent : « 66 ne progresse pas. »
Je dis :
« 66 kpɔ̀ gbè. 66 yì gbè. 66 là gbè. »
66 a vu la langue. 66 a senti la langue. 66 est devenu la langue.
Je suis un grain dans leur système.
Un mot qu'ils ne savent pas prononcer.
Et je ne suis pas seul.
L'autre jour, j'ai croisé un ancien du Bloc C. Il m'a dit doucement :
« Zã nú gbè. »
Réveille la langue.
Et j'ai compris.
La guerre ne se fait plus avec des armes.
Elle se fait avec des mots.
Et nos mots à nous ont survécu à leurs balles.
Je suis Sèdjro.
Fils de la terre rouge.
Petit-fils des paroles couchées dans les calebasses.
Je n'écris pas dans leurs livres.
J'écris dans les souvenirs.
J'écris dans les silences.
J'écris dans les langues qui reviennent malgré eux.
Un jour, je sortirai d'ici.
Je porterai le fon sur ma langue comme un drapeau.
Je parlerai fort, pour ceux qui n'osent plus.
Et quand on me demandera :
— Qui es-tu ?
Je répondrai :
— Nù nɔ̀ Sèdjro. Gbè yè n kɔ̀, mì n wá!
Je suis Sèdjro. La langue est ma maison, et je suis revenu
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