Nouvelles
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Université Toulouse 1 Capitole
Finaliste
La jungle sera silencieuse
Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité.
Puis la jungle devient silencieuse. Oubliés, les cris des blessés et le chant mortel des mitraillettes. Je suis tapie au pied d'un arbre, protégée par des racines terreuses plus vieilles que la création même du Laos. Avec la saison des moussons, les plantes sont d'un vert chlorophyllien qui contraste avec la terre noire humide. Je sens encore l'odeur fraîche de la pluie ainsi que le parfum de rouille du sang. Mon vieux fusil est fermement tenu entre mes petites mains calleuses qui n'avaient jusqu'avant jamais tenu autre chose que des aiguilles à coudre.
Je fais partie de ces enfants soldats qui ont suivi leur famille pour combattre. Combattre contre les communistes. Non. Combattre pour la liberté. Tout comme mes ancêtres l'ont fait des siècles plus tôt sous le joug des Chinois. C'était ce que me répétait mon père quand il m'a expliquée sa décision, me faisant miroiter l'espoir de voir un jour la création d'un pays pour les Hmong. Quelle bonne blague.
Je tremble comme une feuille. Ma sueur recouvre mon visage noirci de boue séchée pour me fondre dans le décor. Finalement, notre plan est tombé à l'eau. J'ai échoué et condamné mon équipe à une mort certaine.
Si jamais nous tombons entre les mains des communistes, je préfère cent fois me planter une balle dans le crâne plutôt que de subir le sort des malheureuses femmes qui croisent la route de ces satanés soldats.
— On est encerclé, murmure la voix essoufflée de Fu.
— Nous sommes coincés, désespère Cheng en sanglotant. Ma mère avait raison : rejoindre la résistance était inutile. J'aurais dû fuir en Thaïlande et m'envoler pour la France ou les Etats-Unis...
Fu a l'âge de mon père. Ayant perdu toute sa famille dans un bombardement, il a accepté sans hésiter cette mission suicide. Quant à Cheng, il s'est engagé auprès des résistants par fierté.
— Tais-toi. Les regrets ne servent à rien, persifle-je en rechargeant mon vieux fusil grinçant.
Nous n'avons plus reçu la moindre aide depuis la fin de la guerre. Fini les munitions, les rations alimentaires et les médicaments largués depuis le ciel. Les Américains ont coupé tout contact avec nous, ce qui explique pourquoi je recycle les armes que je déniche où je peux.
Je savais pertinemment que les communistes allaient revenir et qu'ils ne nous laisseraient aucun répit. Tant qu'ils ne nous auront pas abattus jusqu'au dernier, ils nous poursuivront aussi longtemps qu'il le faut dans cette jungle. Qu'il pleuve ou qu'il vente, ils nous traqueront jusqu'au bout du monde.
Ces derniers temps, le groupe est en mauvais état, physiquement et mentalement. Affamés et découragés, certains vieillards squelettiques se sont laissés affamer pour laisser les enfants manger nos dernières rations : des racines sèches et quelques carcasses d'oiseaux osseux. Quant aux femmes enceintes, certaines ont préféré avorter pour éviter à leurs progénitures un triste sort. Je les comprends très bien : qui remercierait sa mère de le mettre au monde dans un groupe de résistants à moitié morts de faim cachés dans le fin fond de la jungle du Laos ? Quoiqu'il en soit, le groupe ralentissait, et la saison des pluies s'est achevée par une épidémie de grippe qui a décimé un quart du groupe et laissé le reste bien affaibli. J'ai eu de la chance : je n'ai pas attrapé la moindre maladie. A vrai dire, je suis l'une des rares qui soit en bonne santé. Il ne me manque aucun membre et je jouis d'une santé de fer. Voilà pourquoi quand Xia a élaboré un plan pour retarder les communistes qui se rapprochaient dangereusement de nous, je me suis portée volontaire pour aider. Notre petit groupe devait faire diversion tandis que les femmes, les enfants et les aînées devaient s'enfuir.
Peng m'a refilé un vieux fusil français que son oncle possédait il y a cinquante ans. Ne voulant pas gâcher de munitions inutilement, je n'ai pas voulu tester mon arme. Erreur fatale : j'ai hésité une seconde de trop quand le soldat m'a découvert. Alors que son canon me pointait, Da Neng s'est jeté devant moi pour me couvrir et il est mort. Mort bêtement. Je me suis figée en le voyant pisser du sang.
Il y a des erreurs qu'on ne se pardonne pas, malgré toute la bonne volonté du monde.
Alors que Cheng rouvre sa bouche pour se plaindre, une détonation retentit. Des grenades. Merde alors. Manquait plus que ça. Je me blottis contre l'arbre et essaye de garder mon calme.
Je vais mourir.
Je le sais en regardant le visage désolé de Fu. Je le sais en sentant Cheng pleurer derrière moi. Nous avons utilisé toutes nos munitions en moins de deux minutes. Il n'y aura pas d'autre issue que la mort. Alors je réfléchis. Je réfléchis car c'est la seule arme qu'il me reste tandis que les soldats se rapprochent en tirant à l'aveuglette.
Je pourrais en vouloir à mon père qui m'a emmenée auprès des résistants mais ce serait hypocrite. Oncle Ji et sa jeune femme sont partis pour la Thaïlande et ont proposé à papa de m'emmener aussi. J'allais accepter leur offre quand, le jour du départ, j'ai fait l'erreur fatale de me retourner et de voir les yeux débordants de larmes de mon père. Je ne voulais pas lui dire adieu aussi vite. J'ai pleuré et j'ai couru dans ses bras. Dans mes souvenirs, papa était grand, mince, et le dos courbé par la guerre qui durait depuis des décennies. Il avait de grandes oreilles et des yeux débordants de projets pour les Hmong.
Papa est mort d'une balle dans la bête pendant une attaque surprise la nuit. Cela ne faisait même pas quatre jours que nous avions intégré les résistants. On ne lui avait même pas laissé la chance de se battre.
Je n'ai pas que choisi l'amour de mon père. J'ai choisi moi-même de continuer la guerre tandis que le monde entier soupirait de soulagement en croyant que le Laos trouverait enfin la paix.
J'ai rejoint de plein gré les résistants. J'ai choisi de passer le restant de ma vie dans cette jungle où la haine est la seule motivation de ceux qui l'habitent. Cette jungle qui est le théâtre silencieux de nos souffrances tandis que ceux qui nous ont instrumentalisés et manipulés sont confortablement repus dans leurs maisons, à des milliers de kilomètres de nous. Je connais cette jungle dans ses moindres recoins, tel un ami que je connais par cœur depuis ma naissance. Je connais ces arbres et ces plantes qui m'accueillent à bras ouverts. Je connais cet endroit à force de m'y cacher où d'y avoir cherché de la nourriture. Je ne cherchais à manger et à dormir que pour alimenter cette haine qui a rempli mon corps et empoisonné ma vie.
J'ai choisi de vivre dans la haine.
Et c'est dans cette haine que je trouve la force de me relever. Puisque tout doit s'achever, alors que cela se fasse vite.
Je me lève d'un bond, galvanisée par une force inconnue. Je vois tout de suite les soldats. Ils sont quatre, armés jusqu'aux dents. Je suis terrifiée, mais aussi excitée à l'idée d'en finir. Je vise le plus proche et l'atteint aussitôt. Il s'écroule au sol, touché à l'épaule. Je m'apprête à tirer sur le second quand une douleur fulgurante me touche à la poitrine. Je baisse la tête et constate qu'une balle m'est rentrée dedans et qu'elle tâche mes vêtements de mon propre sang. Une seconde balle se loge dans mon ventre. J'entends mes camarades crier et tirer aussi pendant que je tombe au sol.
Je ferme les yeux car bientôt, la jungle sera silencieuse.