La fuite des couleurs

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Quand on est daltonien, l'idéal c'est de devenir esquimau.
 
En coupant la lumière, Gézelin ne parvenait plus à chasser cette idée de son esprit. À quoi bon s'obstiner à rester dans un monde rempli de vert ou de marron, où tout est boisé, planté, feuillé, herbé — et tronqué quand on est deutéranope ?
 
Autant vivre ailleurs, où l'herbe est beaucoup moins verte.
 
L'idée de devenir un Inuit se faisait de plus en plus obsédante et atteignait son paroxysme à chaque nouvel entretien d'embauche raté, comme celui de cet après-midi. Malgré une formation de pilote aérien et un certificat d'aptitude de son ophtalmologue, les compagnies de transport aérien refusaient de travailler avec des pilotes incapables de distinguer le vert mélèze et le vert sapin. Reconnaître des pinacées à cinq mille mètres d'altitude était apparemment capital pour affréter des courriers postaux.
 
La vie de Gézelin virait au noir. Il lui fallait du blanc pour espérer remettre du rose dans son esprit grisé... Et c'est sur cette pensée qu'il s'endormit.
 
Il se réveilla quelques heures plus tard, les deux bras tendus hors du lit, tenant une canne à pêche imaginaire. Dans son rêve, il l'avait lancée dans un trou percé dans son congélateur et il moulinait pour remonter des boîtes de poissons panés. Gézelin quitta son lit et se dirigea vers la fenêtre, d'où émanait une luminosité inhabituelle. La ville était recouverte d'une douce blancheur, et de joyeux flocons tombaient en abondance... La pêche, la neige : le destin lui envoyait un message !
 
Il se rallongea mais l'excitation le tint éveillé tout le reste de la nuit. Lorsque la radio se déclencha à huit heures, il bondit hors du lit et organisa son départ. Destination le Groenland ! Sur les heures qu'il lui restait avant son vol, quatre furent consacrées à l'achat de tenues chaudes, une à la préparation de la valise, et cinq à la recherche du passeport perdu.
 
Une fois ce dernier retrouvé, Gézelin fila à l'aéroport de Lille. Le soir même, il était à Copenhague, dans une chambre d'hôtel, en train de remuer une aspirine effervescente avec le manche d'une cuillère. Sa voisine d'avion lui avait injecté tant de mots dans les oreilles pendant le trajet qu'il avait presque oublié ce qu'il faisait dans ce pays étrange. De plus, dans la capitale nordique, les façades des maisons étaient vivement colorées. Son moral avait chuté comme le mercure dans le thermomètre... Pas assez de blanc.
 
Il s'endormit après avoir avalé d'une traite son aspirine.
 
Gézelin s'envola le lendemain en direction de Nuuk, au Groenland, sa destination. Il avait hâte d'y être, de refaire sa vie. Là-bas, il ne serait plus handicapé par sa chromatopsie imparfaite, et pourrait s'épanouir en tant que pilote d'avion dans un monde sans conifère verdâtre.
 
À Nuuk, il s'installa dans un hôtel, encore bien trop coloré à son goût. Il profita de quelques jours au cœur de la petite capitale groenlandaise pour se renseigner sur les villages Inuits les plus reculés.
 
Après de nombreuses hésitations, l'Européen fixa son objectif à l'île d'Ikerasak.
 
Du blanc à volonté, voilà ce qu'il lui fallait et voilà ce qu'il aurait ! Quelques jours plus tard, Gézelin atterrit à l'héliport d'Uummannaq. Il proposa, pour montrer sa volonté d'intégration, de se faire renommer Ggézzellinn. Cette proposition n'aboutit à rien, en partie à cause de la barrière de la langue.
 
Il prit ensuite le paquebot-poste hebdomadaire jusqu'à Ikerasak. L'approche en bateau donnait l'impression d'arriver en Arizona par la mer... Quelques kayaks traînaient à l'entrée du village. Le froid lui glaçait le corps. Le sol était recouvert d'une couche de glace mais il continuait d'être assailli par quelques touches de couleur.
 
Fallait-il qu'il aille en Arctique pour ne voir que du blanc ?
 
Gézelin parvint rapidement à se mettre en contact avec Khione, une Inuit polyglotte, à qui il expliqua sa situation. Elle l'amena dans un village reculé et lui fit rencontrer le vieux Nanouk.
 
— Vous souhaitez un exil Inuit ?
 
— Oui, je veux vivre simplement, dans un monde blanc. Je suis formé au pilotage aérien...
 
— Pourquoi diable faire ce choix, l'interrompit Nanouk, alors que vous pouvez rester ici ? Nous avons la télévision, Internet, des jeux...
 
— Ce village est encore trop coloré, je cherche à fuir toutes les couleurs. N'y a-t-il pas un autre village, plus reculé et complètement monochrome ?
 
— Il y en a un. Mais avant d'y être accepté au sein de cette communauté, vous aurez une épreuve à passer...
 
— Je suis prêt.
 
Khione et Nanouk se regardèrent, et d'un hochement de tête tombèrent d'accord : l'étranger pouvait être testé. Tous trois se dirigèrent en bord de mer, pour plus de solennité.
 
Gézelin gardait en manche son argument choc : être daltonien lui donnait une vision nocturne légèrement améliorée, et une distinction bleu-gris supérieure à la normale, permettant donc de meilleures prises lors de pêches nocturnes. Quelle que soit l'épreuve — chasse au morse, pêche d'ours polaire, collecte d'igloo, construction de coquillages — il ne doutait de rien.
 
— Que voyez-vous ici ? demanda Khione.
Son doigt désignait de la neige fondue au bord de mer.
 
— De la neige.
 
— Et ici ? ajouta la voix rocailleuse du vieux Nanouk, en désignant ses bottes.
 
— Pareil. De la neige. 
 
— De la neige, cracha Nanouk. Pouah ! C'est un scandale. Un scandale !
 
Gézelin n'osa pas immédiatement demander où il avait péché. Khione et Nanouk le ramenèrent à l'héliport. Avait-il confondu de la neige et de la farine ?
 
Avant de retourner en France, de quitter cet ailleurs désiré où il n'y était pas, Gézelin posa quand même la question :
 
— Où me suis-je trompé ? Vous m'avez montré deux morceaux de neige et j'ai...
 
— Il faut vraiment être un sauvage, coupa Nanouk, pour comparer le qinu et l'aputi. Je suis sûr que vous ne sauriez pas différencier une pukak et une aniu. Pour vous, tout est siku !
 
— Pardon ? s'étonna Gézelin, les yeux écarquillés.
 
— C'était pourtant facile, souffla Khione avec déception. Il y avait de la neige fondue en bord de mer, de la neige sur le sol fraîchement piétinée, et tu as insinué que c'était la même chose. Quel Inuit serais-tu, si tu ne sais pas différencier les nuances de blanc ?

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