Je voue un amour fou à ma région. Il n’y a rien d’autre au monde de plus beau. Une longue campagne, des rivages atlantiques à n’en plus finir et des îles comme des boucles d’oreilles sur un petit paradis. Terre de ponts, tartines au beurre salé, huîtres et poissons, moules d’été, de mousquetaires et de huguenots, de navires allant lutter pour la liberté et sa capitale, couronne de diamants de cette région de « pantouflards » qui s’enivrent au pineau et se moquent du cognac. Une terre qui inspira un poème de Ronsard pour Hélène, donna naissance à l’un des plus grands voyageurs de la littérature, et fière des dernières empreintes qu’un Empereur laissa sur le territoire français. Sans oublier ni ses maintes églises romanes, ni la présence sur son fleuve de l’un des plus beaux ponts de France, car l’un des derniers de ce type à avoir vu danser, entre autres, des acteurs d’Hollywood.
C’est dans cette région que se trouve la demeure familiale. Vieille de 250 ans, aux greniers encore intacts, que j’aime fouiller en quête de je ne sais quoi. Et j’y fis pourtant une découverte inestimable selon moi : une lettre du XIXe siècle qui raconte un épisode de la vie d’un de mes ancêtres, héros des guerres napoléoniennes et un des derniers français de notre cher pays à avoir parlé avec l’Empereur. Internet aidant, j’ai appris que certains prétendent qu’il n’a jamais existé. Mais son nom est célèbre dans le monde entier et a donné lieu à une expression qui définirait notre peuple. Je vous retranscris cette lettre.
***
« Nous sommes en 1815, l’été montre ses splendeurs, un peu comme moi, lorsque j’arbore mes médailles et mes dix-sept blessures dont la plupart sont visibles. Je suis né à Rochefort, en Charente maritime, et vis tant bien que mal grâce à la pension de 200 francs que je perçois depuis que j’ai quitté l’armée. Je peux dire avec orgueil que j’ai fait toutes les campagnes de notre Empereur, toutes. J’habite dans une petite maison à 13 km de Rochefort, à Fouras, je passe mon temps à contempler la mer et souvent les étoiles car je ne peux fermer l’œil ; mes blessures me font mal et je souffre de goutte.
« Or au début juillet de cette année-là, j’apprends que Napoléon arrivera dans l’après midi à Fouras pour prendre une frégate qui l’emmènerait à l’Île d’Aix. J’enfilai alors en vitesse mon vieil uniforme et me précipitai vers l’embarcadère à la pointe de la Fumée où une chaloupe attendait Bonaparte pour le conduire vers la frégate. Mais l’on n’avait pas pensé aux marées descendantes et qu’il fallait rejoindre la chaloupe à pied sur une distance de 150 mètres environ. Un terrain vaseux et quasiment impraticable... Sauf pour les gens du coin. Napoléon n’avait pas envie de salir ses bottes, mais le départ ne pouvait être retardé car les navires anglais guettaient et les espions de sa Majesté britannique pullulaient dans la petite ville. D’ailleurs l’un d’entre eux était... disons un de mes amis. Il venait me voir parfois et nous échangions nos souvenirs belliqueux devant un vieux Pineau. Parlant bien le français et plutôt loquace, ses confidences croustillantes sur les généraux de tout bord me confirmaient à quel point il me prenait pour quelqu’un d’inoffensif.
« Lui aussi voulait être de la partie. Il se frayait un passage au milieu d’une foule de curieux lorsqu’il me vit et me demanda de l’accompagner. « Nous devons être au premier rang. Ce sont ses dernières heures en France, dépêchez-vous ».
« Des soldats nous empêchèrent d’approcher du groupe où se trouvait Napoléon. Alors de ma grosse voix de basse que j’exerçais à l’Eglise tous les dimanches je prononçai une phrase qui impressionna l'auditoire. « Sire, je vous ai consacré ma vie, corps et âme, j’ai fait toutes vos campagnes, je vous ai suivi dans toute l’Europe, vous m’avez-vous-même décoré à plusieurs reprises, j’ai reçu plus de quinze blessures, toutes de face, puis-je vous amener à la chaloupe ? À dos d’homme vous y serez en quelques minutes».
Toute l’assemblée se retourna vers moi. Je voyais déjà les sourires narquois de ceux qui me prenaient pour un fou, pour un vieux soldat, sans force aucune pour un tel passage. Et parmi eux le Prince Joseph, son frère, et le Général Bertrand, son fidèle compagnon.
« L’empereur me demanda de m’approcher. Il me sourit et ajouta quelques mots. « Votre visage est gravé dans ma mémoire, votre nom, non ! »
- Je m’appelle Nicolas Chauvin, pour vous servir, Sire.
- Nicolas, pourriez-vous me mener à cette chaloupe ? Le temps presse.
- Oui, Majesté. Et je me mis en position pour le prendre sur mon dos devant la foule ahurie. Il était petit et n’était pas si lourd, d’un petit saut il s’agrippa avec force, haletant car son gros ventre faisait pression sur mon dos et l’empêchait de respirer.
« Pendant les quelques minutes que dura notre traversée, je sentais que je portais toute la France sur mon dos, toute son Histoire et ma dévotion pour mon pays et cet homme grandissait à chaque enjambée que je faisais sur la vase dans laquelle mes vieilles bottes s’enfonçaient complètement.
- Je vais me rendre, me confia Bonaparte. On va me conduire en Angleterre. J’ai confiance en leurs lois et je serai bien traité.
- Majesté, je sais de source sûre que vous ne serez pas envoyé en Angleterre, mais dans l’une de ses nombreuses colonies, pour vous éloigner le plus possible de la France et éviter un retour comme celui de l’île d’Elbe. C’est un piège.
- Je fais confiance aux anglais. Ils m’emmènent à Plymouth et je leur ai promis que je ne reviendrais jamais en France.
- Sire, on parle d’un exil dans une île lointaine.
- Je sais tout cela, Nicolas, mais je leur fais confiance, ils seront trop heureux de montrer un gorille en cage à leur peuple.
- Majesté, on n’emprisonne pas les aigles.
« Nous arrivâmes à la chaloupe. Sans qu’il salisse ses bottes reluisantes, je l’ai installé au milieu de l’embarcation. Il ne me salua pas mais au moment où j’allais rebrousser chemin, il me chuchota : je suis ruiné, vaincu, haï... Je n’ai plus rien. Mais avant mon départ, je laisserai quelque chose pour toi dans un des tiroirs de l’endroit où je vais résider pendant quelques jours. Une grande bâtisse je crois à a sortie du village. Vas-y dès que les choses se seront calmées.
« Je le saluai alors en inclinant la tête, je n’arrivai pas à retenir mes larmes, j’ai bredouillé un « merci » et vu le groupe de personnes renfrognées qui l’accompagnait peinant à atteindre la barque, la boue et la vase éclaboussant leurs beaux uniformes.
« Quelques semaines plus tard je me rendis à l’Île d’Aix. Je n’eus aucune difficulté à trouver la bâtisse. J’ai vite découvert la chambre impériale, ouvert toutes les armoires et tous les tiroirs. Et c’est dans les menus tiroirs d’une petite table ronde que j’ai trouvé une pierre précieuse que recouvrait une feuille de papier. Je m’en saisis bien entendu et pliai la feuille pour la lire plus tard sur le bateau qui me ramenait à Fouras. « Nicolas, lors de la campagne d’Egypte, les autorités locales à la suite de notre victoire m’ont offert cette pierre en signe d’allégeance. Selon elles, cette pierre appartenait au Pharaon Akhenaton et allait me porter chance. Je n’y ai jamais vraiment cru mais je l’avais toujours sur moi au cas où. Sauf à Waterloo. Je te la donne. Ne t’en sépare jamais».
***
Le lendemain de cette découverte, au petit-déjeuner, j’ai demandé à mon grand-père s’il avait entendu parler de Nicolas Chauvin. Il me répondit que circulait une légende dans la famille sur un de nos ancêtres sans grand intérêt.
- Tu sais où il est enterré ?
- À Rochefort ou à Fouras, s’il a vraiment existé... Mais pourquoi me demandes-tu ça ?
- J’ai vu son nom gravé sur une vieille pierre à l’entrée de la maison... Mais le plus intéressant c’est qu’il a donné une expression au monde entier : Le chauvinisme.
- Ah oui, chauvin c’est péjoratif.
- Grand-père, la famille en a honte, n’est-ce pas ? Je vais m’absenter quelques jours... Je peux t’emprunter une pelle et une pioche ?