La fleuriste du marché

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Nouvelles - Littérature Générale

La nouvelle fleuriste du marché a une façon d'être, de sourire, de bouger... on dirait qu'elle vole !
Samedi dernier, je faisais la queue chez le poissonnier juste en face de son échoppe. Elle était debout devant une vieille table en bois sur laquelle étaient étalées une multitude de fleurs. Alors que je la regardais, elle en choisit une, délicatement, puis une autre, sa main hésitant, allant et venant, suspendue. Tout un spectacle dont je me délectais en attendant mon tour. Elle ajouta une fougère, un brin d'herbe, reposa la fougère, huma les fleurs doucement, les regarda, les assembla délicatement, prit du recul puis, soudain, se décida. Elle hocha la tête, satisfaite, sûre d'elle, très calme, et lia le bouquet avec du raphia avant de le plonger dans un vase sur un guéridon en fer forgé. Elle passa ensuite les mains dans ses cheveux couleur des blés et les rassembla sur sa nuque avec une pince ocre qu'elle attrapa d'une main entre ses lèvres. Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau. J'aurais voulu l'inviter à danser un tango.
La file devant le poissonnier progressait lentement. Une petite vieille acariâtre poussait son Caddie contre mes mollets en murmurant un flot de mots incompréhensibles. Je ne savais plus quoi prendre. Filet de merlan ? Truite ? Je me retournai à nouveau vers sa boutique. Elle évoluait avec grâce et légèreté dans son tablier gris et rose, sur lequel était brodé le nom de son échoppe, « Joséphine ». Je pensais prendre des crevettes pour l'apéro, avec un muscadet, ce serait parfait. Un client parlait maintenant avec elle. Elle lui sourit et acquiesça. Elle se dirigea vers le bouquet qu'elle venait de préparer et revint vers lui. Il esquissa un large sourire. Toute cette foule. Je n'entendais rien de ce qu'ils se disaient, mais il me semblait qu'il lui faisait les yeux doux. Elle rougit et se troubla. Moi qui passais tous les jours devant son stand sans oser l'aborder...
Je défaillis. Mon sac de courses tomba à terre ; les tomates, oignons, gousses d'ail, pommes roulèrent en tous sens, tandis que mon cœur perdait les pédales. Le client repartit avec son bouquet, visiblement comblé.
— Et pour Monsieur, ce sera quoi ? me demanda le poissonnier.
C'était mon tour. Je me tournai vers lui. Défait. La petite vieille, derrière, insistait ; elle pestait en me poussant presque. Elle se pencha discrètement pour ramasser une de mes tomates et la glissa ni vu ni connu dans son chariot. Ça bruissait dans le marché. Ça s'agitait. L'heure de pointe.
— Heu... un poulet rôti, s'il vous plaît.
L'homme me fixait, attentif.
— C'est une poissonnerie ici, Monsieur.
— Avec des patates et du jus de cuisson, je poursuivis, complètement égaré, me retournant vers la fleuriste.
Elle avait la tête penchée sur son téléphone tout en flânant dans sa boutique. Il fallait absolument que je lui parle, que je franchisse le pas, que je prenne sur moi et que je me lance.
Le poissonnier râla en marmonnant que je faisais perdre du temps à tout le monde. La petite vieille acquiesça, « Ça, c'est sûr ». Je plongeai alors la main dans son chariot pour récupérer ma tomate et l'écrasai sur sa tête pour la faire taire. Elle hurla. C'était décidé, j'allais prendre les choses en main et lui parler. Je ramassai mes courses par terre puis me dirigeai vers la fleuriste.
— Bonjour Madame !
— Bonjour Monsieur. Qu'est-ce qu'il s'est passé chez le poissonnier ? Je n'ai rien vu. J'étais sur mon portable. Juste entendu crier.
— Ah j n sais pas. Une agr ssion à la tomat, je répondis, crispé.
J'avais du mal à prononcer certains mots. Je mis cela sur le compte du stress. Elle me regarda d'un drôle d'air.
— Il m faudrait un bouqu t d fl ur, je poursuivis.
— Un boukt de flur ? s'exclama-t-elle, un sourire aux lèvres.
Qu'est-ce qu'il m'arrivait ?
— Ah, un bouquet de fleurs ?
— Oui, voilà !
— Et ce qui vous ferait plaisir ? me demanda-t-elle en glissant une mèche de cheveux derrière son oreille.
Je jetai un œil sur les fleurs et les étiquettes.
— J voudrais d s bl u ts, s'il vous plaît, articulai-je difficilement.
Elle me lança un regard gêné. Puis elle se mit à rire, un rire vif, éclatant, terriblement séduisant.
— Vous me faites marcher !
Il fallait que je demande autre chose que des bleuets.
— Final m nt j vais pr ndr d s o ill ts.
— Excusez-moi, Monsieur... mais je n'ai pas bien compris.
Elle reprenait son sérieux.
Ce que je disais n'avait aucun sens ! Je commençais à paniquer. Elle devait me prendre pour un fou.
Sur ce, le poissonnier déboula, suivi de la petite vieille furibarde, les cheveux dégoulinants de tomate fraîche.
— Il t'embête Joséphine ? J'ai appelé les flics. Il a agressé une de mes clientes et m'a demandé du poulet ce dingue.
Elle haussa les épaules en signe d'incompréhension. Je lui fis comprendre avec des gestes que je voulais écrire quelque chose. J'avais abandonné l'idée de parler. J'écrivis alors sur une carte de visite à l'enseigne de sa boutique : « Je crois que j'ai perdu mon e. »
Puis tout alla très vite. Deux policiers arrivèrent. Le poissonnier me désigna du doigt. Ils me demandèrent si je cherchais toujours du poulet, ce qui les fit bien rire. Je leur montrai la carte de visite et ils s'esclaffèrent de plus belle en lisant le petit mot.
— C'est bien la première fois qu'on nous la fait celle-là, affirma celui qui me semblait être le chef. Venez avec nous, on va remplir une déclaration de perte de « e ».
— Moi je pense que c'est la raison qu'il a perdue, ajouta, perfide, la petite vieille en montrant ses cheveux souillés.
Les flics m'embarquèrent. Hagard, j'eus le temps de croiser le regard de Joséphine ; elle paraissait désorientée. Au commissariat, ils jouèrent le jeu jusqu'au bout en me faisant remplir une « Déclaration de perte de mon e » et en me promettant qu'ils lanceraient un fin limier sur l'enquête. Puis ils me relâchèrent après s'être payé une belle tranche de rigolade avec leurs collègues.
Le lendemain matin, dimanche, après une très mauvaise nuit, j'hésitais à retourner au marché. Une certaine appréhension m'étreignait tandis que je m'en approchais quand, sur le chemin, je vis fleurir des petites affiches collées sur des troncs d'arbres, des poteaux et sur les murs. Je m'approchai de l'une d'elles. Il y avait un « e » en gros caractère puis un texte en dessous : « Un "e" a été perdu samedi 18 janvier. Si vous le trouvez, merci de le ramener à la fleuriste du marché qui transmettra. Joséphine. »
Je l'interprétai comme une invitation. « Tout n'est peut-être pas perdu », me dis-je. Et j'entrai dans le marché tout ragaillardi.

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