La fin d'un monde

Elle me fixait depuis maintenant une bonne dizaine de minutes. Seules sa tête et ses épaules dépassaient de la surface ondulée du lac. Son regard clair me fixait et laissait transparaître une immense méfiance à mon égard, comme si elle voyait à travers moi un grand danger. Pourtant, elle restait là, ses yeux opalescents braqués sur moi, ses longs cheveux vert sauge flottant autour de son buste. Sa peau d'une pâleur extrême donnait l'impression de luire dans les eaux sombres du plan d'eau. J'étais tombé nez à nez avec celui-ci alors que je cherchais mon chemin. Cela faisait quelques heures que j'errais dans cette forêt de pins à la recherche d'une trace de civilisation.
Sans que je ne le remarque, elle s'était légèrement approchée de la rive où je me trouvais. Je m'accroupis afin de l'effrayer le moins possible. Elle avait plongé ses yeux dans les miens. Plus elle se rapprochait, mieux j'arrivais à distinguer les multiples reflets qui illuminaient ses prunelles grises. Celles-ci semblaient vouloir me dire quelque chose malgré le doute qui les agitait.
Nous étions désormais face à face, séparés d'un mètre de distance. Je me reculai afin qu'elle puisse grimper sur la berge sans crainte. L'eau dégoulinait de ses cheveux sur sa peau blanche. Ses fines mains agrippèrent l'herbe sombre tandis que ses genoux se posaient sur terre. L'instant d'après, elle se redressait sur ses jambes tremblantes. Je fus alors frappé par la vision qui s'imposait à moi.
Partant de sa poitrine nue et descendant jusqu'à son nombril, une immense trace grisâtre parcourait son corps. Elle ressemblait à une grosse cicatrice boursouflée et suintante. Des bulles translucides dépassaient de la surface grise et avaient l'air d'être sur le point d'exploser. Des croûtes foncées recouvraient certaines parties de la peau gangrenée. On aurait dit que la pollution du monde entier sortait de cette trace cendrée. Comme si la poussière et la fumée s'étaient concentrées dans son corps d'une blancheur éblouissante. Cette vision me rappelait le monde réel, celui dans lequel je vivais et que j'avais abandonné en entrant dans ce sous-bois. Par ailleurs, je me doutais que cet affreux stigmate la faisait souffrir au plus haut point. Elle n'en montrait pourtant aucun signe, tout comme cette planète sur laquelle vivent les humains, faisant son possible pour se donner du courage et lutter contre le mal-être. Toute cette supposée douleur causée par une trace, créée par les hommes et leur insolente insouciance. Cela me rendait malade.
Elle ne se plaignait pas et continuait à me fixer. La méfiance avait quitté son regard, elle me regardait même d'une manière plus assurée. Lentement, j'approchai une main vers elle pour lui montrer que je ne lui voulais aucun mal. Elle s'en saisit brusquement et la dirigea vers son ventre. Je redoutais le moment où mon épiderme entrerait en contact avec le sien. La sensation fut en effet des plus étranges. Sa peau était tellement fine que je craignais de la froisser. De plus, la fraîcheur de celle-ci me surprit. On aurait dit que la vie avait quitté son corps mais ce n'était pas possible car elle se tenait toujours debout devant moi. Elle commença alors à faire glisser ma main vers la grande balafre qui arpentait son corps nu. Lorsque mes doigts y parvinrent, je sentis un profond frisson la parcourir. Je levai alors les yeux vers les siens mais elle ne semblait rien ressentir. Elle fit passer mon index et mon majeur sur l'une des grandes sphères diaphanes qui parsemaient la trace. Celle-ci s'assombrit au contact de mes doigts et, pour la première fois, je vis une grimace se dessiner sur son visage. Je tentai alors de retirer ma main de la sienne afin de stopper sa souffrance. Cependant sa poigne m'en empêchait. Elle ne semblait pas vouloir arrêter son martyre; au contraire, elle paraissait plutôt souhaiter que j'assiste à son déclin. Or cette idée me déplaisait au plus haut point. Son regard devenu plus grave essayait de me faire passer un message. C'était comme si elle me disait que tout était de ma faute et que pour en payer le prix, je devais la regarder disparaître, impuissant. Comme si à travers moi, elle en voulait à tous les êtres vivants qui avaient participé à la pollution de notre globe. Son regard traduisait une immense douleur. La grimace défigurait maintenant tout son visage. Des larmes coulaient de ses yeux, se mélangeant avec les gouttes de l'eau du lac. Sa peau si pâle était désormais recouverte de veinules noires qui striaient son corps. Et ses cheveux semblables à de longues herbes vertes quelques instants auparavant ne ressemblaient plus qu'à de fines brindilles cendrées. Enfin, même la prunelle de ses yeux paraissaient s'être évaporée, laissant deux sphères blanches me fixer. Ne supportant plus cette vision d'horreur, je réessayai d'enlever ma main de cette abomination. Je sentais des larmes dévaler mes joues. J'étais moi-même conscient du mal que l'activité humaine procurait à la Terre. La planète en garderait toujours une marque indélébile, même si les hommes disparaissaient du jour au lendemain. Il en était de même sur ce corps tordu de douleur qui restait planté devant moi. La trace grisâtre qui séparait son buste s'était élargit. Il en sortait un liquide brun qui dégoulinait le long de ses jambes graciles. La couleur grise avait viré au pourpre et semblait creuser la peau devenue jaunâtre de cet être. Soudain, elle se mit à hurler et tomba à genoux dans l'herbe maculée du fluide qui s'évadait d'elle. Elle se recroquevilla sur elle-même, tremblante, suffocante. La cicatrice avait tant corrodé son ventre qu'une faille s'ouvrit dans son dos. Petit à petit, de fines particules s'en détachèrent et s'envolèrent dans les airs. Plus le temps passait, moins son corps paraissait consistant. La dernière partie de son corps à s'évaporer fut ses yeux qui me fixaient toujours. La seconde d'après, le noir envahit mon esprit.
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