Toute histoire commence un jour, quelque part. Cette histoire débute un jour où Aicha Bah s'installait chez Monsieur Barry, son époux sur mesure. Le destin sur mesure qu’elle vivait était passionnant pour la majorité. Tout le monde était content sauf Aicha. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, elle pensait toujours être dans un cauchemar. Elle se demandait pour la énième fois ce qu’elle pouvait faire pour s’en sortir. Elle savait en son for intérieur que son père était satisfait et que toute sa famille, également. L’ambiance dans la villa de Monsieur Barry était sanguine. Ses deux autres femmes vivaient aussi là-bas. La première femme avait déjà cinq enfants, la seconde quatre. Aicha était mariée pour faire des enfants, beaucoup d’enfants et assouvir les caprices de Monsieur Barry. C’était la coutume ! Elle ne parlait plus avec Jean-François, son copain du lycée qui eut des problèmes lorsqu’Aladji le père d’Aicha apprit qu’il entretenait une relation avec sa fille. Il était resté pendant deux semaines en prison. On ne touchait pas à la fille du colonel, tous les policiers et gendarmes s’inclinaient pour le saluer. Jean-François jouait avec le feu, et il s’était brûlé. Almamy, le cerveau du mariage d’Aicha intercéda pour plaider en la faveur de Jean-François, à la demande des parents du jeune homme.
L’imam soutenait toujours qu’un chrétien ne pouvait pas épouser une musulmane, mais puisqu’il était jeune, on pouvait lui pardonner cette erreur. Mais il devait promettre de ne pas détruire le mariage d’Aicha. Aladji suivit à la lettre les psaumes de l’imam et demanda à ce qu’on libère le jeune homme. À sa sortie de prison, sur les conseils de ses parents, il n’essaya pas de contacter Aicha. Elle était livrée à son propre sort, aucune aide de personne. Le lycée était déjà une histoire ancienne. Elle n’allait plus à l’école alors que le baccalauréat approchait. Il ne restait que deux mois avant la première épreuve de l’examen.
De son côté, sa meilleure amie, Binta était au lycée. La journée était magnifique, le lycée plein d’élèves dans leurs uniformes bleu et blanc. Le mariage précoce et forcé de la jeune fille était le sujet au lycée. La chaleur s’estompait, au loin, la mer bleuissait avec le ciel et un air agréable montait vers les terres. Dans la mangrove qui entourait la commune des quartiers d’affaires, les palétuviers verdissaient lentement. Aicha était bien résolue à porter plainte contre toute sa famille et son époux. Étant donné que son père est colonel dans l’armée, cette option paraissait vraisemblablement suicidaire. Hadja, une femme très impliquée pour les droits des femmes était au courant de la situation, informée par Jean-François et Aicha, quelques semaines auparavant. Hadja était influente et détestée par les imams et une majorité écrasante des conservateurs. Elle avait toujours un garde du corps qui la protégeait. Ce jour-là, Aicha partit la voir dans la haute banlieue de Conakry. L’entrevue fut cordiale. Elle insista fortement pour que la jeune fille ait le courage de se battre pour ses droits et porter plainte contre son père.
— Je ne peux pas, c’est mon père ! Dit Aicha.
Elle avait un discours pointu, Hadja fut victime de plusieurs injustices. Des regrets tardifs la hantaient, comme l’excision et l’exploitation subies à son jeune âge.
Elle se voulait convaincante.
— Il faut que tu sois forte. N’oublie pas que tu as été violée par ce monstre sans cœur, délaissée par tes propres parents, abandonnée par ton copain qui avait peur parce qu’il est chrétien.
— Jean-François ne m’a pas abandonné, il a juste eu peur à cause de mon père. Il a été en prison à cause de moi.
— Je sais, c'est triste, mais tu ne veux pas voir la réalité en face. Il faut que tu avances la tête haute.
Après une longue réflexion, Aicha décida de porter plainte contre son père et Monsieur Barry. Cette nuit-là, Aicha dormit chez Hadja, l’activiste engagée.
Quand elle se réveilla, le soleil était déjà au zénith et toute une colonie de pigeons et d’hirondelles chantait dans la chaleur. Dans l’après-midi, Aicha et Hadja se rendirent au commissariat de police. Le soleil commençait à s’incliner vers l’ouest. Les deux femmes arrivèrent avec la voiture d’Hadja. Aussitôt à l’intérieur de l'établissement, elles rencontrèrent un lieutenant de police.
Après avoir raconté l’histoire sur le mariage forcé d’Aicha, elles constatèrent que le policier était ému. Mais il fut franc aussi : Convoquer un colonel à la police n’était pas une mince affaire. Le lieutenant était lucide, la plainte n’allait pas aboutir, mais cela valait le coup d’essayer.
Le lendemain, Aladji reçut la convocation du commissariat de police. Dans un rire moqueur, il la déchira et il dit :
— Mon enfant m’envoie à la police, n’importe quoi ! Elle n’a pas compris comment ce pays fonctionne. Je ne bougerais pas d’ici.
Il continua de rire de cette absurdité. L’étonnement était à son comble. Pour Almamy, c’était la goutte d’eau de trop. Monsieur Barry était patient. Il avait confiance en son beau-père. Vu le respect que les gens lui accordaient, il méritait sa confiance. La sagesse ne vient jamais avec l’âge, tout ce qui vient avec l’âge, c’est la vieillesse. Le surlendemain, Aladji ne fit rien, il alla comme d’habitude à son travail. Il se disait que sa fille allait revenir bientôt. Ce qu’il ne savait pas, c’était qu’Hadja, l’activiste était devenue la guide de sa fille. Quand il l’apprit par Monsieur Barry, il engagea des poursuites contre Hadja, mais sans aboutissement. Aicha Bah resta deux semaines chez Hadja. La plainte ne servit à rien, on reconnaissait les autorités compétentes de Conakry.
Les deux premières femmes de Monsieur Barry étaient contentes de la situation. Elles se disaient que c’était petit pour leur époux, elles faisaient allusion au problème qu’il vivait. Finalement, Aicha fut accueillie par une tante de sa copine Binta. Elle se rendit donc dans le quartier de cette dame aux allures mondaines. La dame était surnommée Big Mama, comme signe de reconnaissance dans le milieu mondain de Conakry. Binta était la seule qui savait qu’Aicha vivait là-bas, même Jean-François l'ignorait. Big Mama était gentille, avec sa silhouette gracieuse et attirante. Elle possédait trois restaurants qui marchaient bien, deux situés dans le quartier des affaires, et un autre à Kipé, dans un quartier bourgeois.
Aicha avait complètement changé. Elle avait dix-sept ans et commençait à vivre une vie d’adulte loin de ses parents. Chez Big Mama, tout le monde devait travailler. Beaucoup de filles vivaient chez elle, elles travaillaient toutes. À son arrivée, Aicha se demandait pourquoi toutes ces filles étaient ici. Sans doute, comme elle, elles devaient vivre une situation difficile. La nuit d’un samedi, Aicha fit ses premiers pas comme serveuse, dans un des restaurants de Big Mama. C’était celui situé à Kipé. Elle n’avait pas le choix, elle avait besoin d’argent pour ses dépenses quotidiennes. Aicha n’avait jamais travaillé de sa vie. Elle était très stressée, elle portait une tenue de soirée. Big Mama lui montra les manières pour aborder les clients et les inciter à consommer. Aicha comprit vite et avec intelligence. Le premier service se passa bien. Le restaurant se transformait en discothèque une fois que le silence de la nuit s’installait. L’alcool, la drogue, le sexe, la bouffe, tout était consommé dans ce lieu. Aicha n’avait vu qu’une face de l’iceberg. Aicha fit la connaissance de Bibi, une jeune femme d’une trentaine d’années, serveuse depuis très longtemps. Bibi était belle, avec de beaux yeux, une bouche aux lèvres charnues, de longues jambes taillées à la perfection. Elle faisait un autre boulot en plus, le plus vieux au monde. Aicha découvrait cette atmosphère inconnue. Chaque demi-heure, Bibi disparaissait et partait dans les motels situés à une centaine de mètres, sur le côté droit du Niankan. Et elle revenait contente avec le même parfum. Le rythme s’enchainait à intervalle régulier. Bibi s’approcha d’Aicha, et lui chuchota à l’oreille :
— Tu veux savoir ce que je fais, ça me rapporte beaucoup.
Aicha était curieuse, elle avait de savoir. Impatiente, elle répondit aussitôt :
— Oui, explique-moi.
Alors Bibi l’informa de tout ce qu’elle faisait en plus de son travail de serveuse. Elle ajouta que Big Mama était au courant. Elle suggéra à Aicha de faire de même pour pouvoir gagner plus d’argent. Trois jours après, Big Mama faisait comprendre à Aicha qu’elle gagnait peu au Niankan et qu'elle devrait faire plus d’efforts pour avoir plus. Eh oui, il y avait son loyer et les factures à payer. La patronne sous-entendait qu’elle devait faire comme les autres filles qui gagnaient plus. Big Mama remarqua qu’un client quotidien s'intéressait beaucoup à Aicha, qu’il trouvait très belle. Ils s’étaient même donné rendez-vous au Niankan pour parler affaires. Le client en question était un homme d’affaires à Conakry, PDG d’une grande compagnie minière spécialisée dans l’exploitation de l’or et de la bauxite. Big Mama avait beaucoup de clients de ce genre, ce qui la faisait gagner énormément d’argent. Certaines filles étaient condamnées à vivre avec elle. À l’image de la population, c’était une gentille femme qui accueillait les plus démunies. Personne ne pouvait soupçonner qu’elle utilisait ces jeunes femmes dans des affaires obscures. « L’habit ne fait pas le moine ». Les êtres humains sont difficiles à cerner. Tout ce qui compte, c’est l’humanité et l’humanisme que nous pouvons partager au quotidien. Le PDG appela Big Mama au téléphone pour fixer un rendez-vous : vingt-deux heures samedi.
Cela faisait une semaine qu’Aicha travaillait au Niankan. Elle avait l’habitude, à présent de servir. La veille, Binta l’appela pour lui dire que tout le monde était inquiet pour elle. En partant pour le Niankan, Aicha était habillée d’une façon très sexy. Entre Bibi et elle, une bonne entente s’était installée, une complicité était née. Le PDG avait conclu avec Big Mama pour avoir Aicha. Bibi expliqua à la jeune femme ce qui s’était passé. Elle comprenait, mais ça ne l’étonnait pas, elle n’avait pas le choix, elle devait faire ce que Big Maman attendait d’elle. Ce samedi soir, Aicha se prostitua pour la première fois, tout en pensant à son bac. Elle se disait qu’elle allait pouvoir enfin avoir de l’argent pour payer ses études. Trois clients pour elle, et six pour Bibi. La nuit passa très vite. À leur retour, Bibi ne put s’empêcher de demander à Aicha ce qu’elle ressentait. Dans une timidité indescriptible, Aicha ne dit qu’un seul mot qui voulait tout dire :
— Dégueulasse !
— T’inquiète, c’est normal, c’est la première fois. Tu t’y feras quand tu reprendras le boulot. Le Nigérian ne sera pas déçu quand il te prendra.
Aicha se prostituait tous les soirs au Niankan. Elle avait du succès, elle ne manquait pas de clients. Elle s’était fait un nom, on la surnommait « La ténébreuse », une allusion à son efficacité dans cette activité. Son mariage forcé était devenu une histoire ancienne. Aucune fille ne connaissait l’histoire d’Aicha. À l’aube quand elles rentraient où elles habitaient, Aicha demanda à Bibi ce qui l’avait poussée à se prostituer. Sur le coup, Bibi ne répondit pas tout de suite. Son visage s’assombrit. Et des souvenirs remontèrent à la surface.
— Tu sais, je viens du village. Mes parents m’ont donné en mariage à un vieil homme qui avait quatre fois mon âge. Je ne voulais pas de lui, c’est ce qui m’a poussée à fuir la maison de mon époux avant même qu’il couche avec moi. J’ai eu de la chance, tu sais. Et depuis, ça fait plus de dix ans que je n’ai pas de nouvelles de ma famille.
Aicha ne dit rien. Elle vivait la même histoire. À son tour, Bibi posa à Aicha la même question. Aicha répondit d’une voix douce et basse.
— On a la même histoire.
Aicha raconta son cauchemar, du début à la fin, Bibi rajouta :
— Nous sommes des femmes libres, on fait maintenant ce que l’on veut, la vie est belle, yahou.
Les jours passèrent. Ce soir-là, le PDG est venu spécialement pour Aicha. Dans une voiture de luxe, le PDG stationna au Niankan. Après avoir une bière servies par Aicha, il lui demanda si c’était elle qu’on appelait « La ténébreuse ». Aicha répondit par un signe de la tête. Sur un geste de main, il dit à Aicha :
— On y va.
Avec son sac, et quelques préservatifs, Aicha se rendit en compagnie du PDG dans un hôtel à quelques mètres du Niankan. Aicha pensait toujours à Jean-François quand elle couchait avec un client. Elle se mit toute nue, le PDG aussi. Elle présenta les préservatifs à son client. Impératif, pour la pénétration. L’homme s’écria :
— Non, pas de préservatif, on le fait, chair contre chair, pas caoutchouc contre chair. Tu le sais, petite, la sensation n’est pas la même.
— Je dois me protéger, c’est mon droit.
Sur un air prédateur, le PDG se jeta sur Aicha avec force. Il étrangla Aicha et la projeta contre le lit. Il se jeta une deuxième fois et pénétra Aicha sans même être conscient qu’il l’étouffait. À ce moment-là, elle sut qu’elle était en train d’ouvrir la porte des morts. Elle cria fort :
— Tu me fais mal, arrête, je te dis d’arrêter !
Sans préservatif et sans compassion, le PDG étouffait Aicha à petit feu en serrant fort son cou. Il continua son mouvement de va-et-vient. En se débattant, et en forçant Aicha ; le PDG dit :
— J’ai payé cher, salope, j’ai payé cher.
Dans la bagarre, le PDG projeta Aicha contre l’armoire qui se trouvait près de la fenêtre, elle se cogna la tête et perdit connaissance. À cet instant, Aicha pensait à Jean-François, maudissait ses parents, et accusait Binta qui l’avait envoyée chez Big Mama. Elle respirait de plus en plus vite, elle regardait le PDG et les lumières de la pièce. Pendant quelques secondes, son esprit pensa qu’elle allait être enfin libre de toutes ses souffrances. Elle ouvrit la porte des mondes immobiles.
Les cris alertèrent les réceptionnistes de l’hôtel. Le PDG s’était déjà enfui. Ils trouvèrent le cadavre d’Aicha, jonchant dans une mare de sang, la tête ouverte. Ils appelèrent immédiatement la police. Le lendemain, les journaux annoncèrent la nouvelle en première page. Bibi fut abasourdi et la Big Mama fit semblant d’être triste. Le corps d’Aicha était à la morgue, à l’hôpital de Donka, le plus grand de la capitale. Aladji avait l’habitude de lire la presse locale. Il lisait quand il arrivait à son boulot. Ce jour-là, quand il reçut son journal, il commença à lire ce fait divers : une prostituée tuée dans un hôtel au centre émetteur de Kipé. Le premier nom qu’il vit était « La ténébreuse ». Mais à force de regarder la photo de la défunte, il réalisa que la jeune fille était Aicha. Pour toute la famille, le chagrin fut énorme. Mais Par la suite, le PDG fut arrêté par la police et mis aux arrêts.
La mère d’Aicha ne faisait que pleurer. Dans cette confusion et cette journée chargée de vent et de quelques averses, la vie dans la capitale Conakry reprit son cours dans l’indifférence de toutes les familles, des autorités et des personnalités religieuses.
L’imam soutenait toujours qu’un chrétien ne pouvait pas épouser une musulmane, mais puisqu’il était jeune, on pouvait lui pardonner cette erreur. Mais il devait promettre de ne pas détruire le mariage d’Aicha. Aladji suivit à la lettre les psaumes de l’imam et demanda à ce qu’on libère le jeune homme. À sa sortie de prison, sur les conseils de ses parents, il n’essaya pas de contacter Aicha. Elle était livrée à son propre sort, aucune aide de personne. Le lycée était déjà une histoire ancienne. Elle n’allait plus à l’école alors que le baccalauréat approchait. Il ne restait que deux mois avant la première épreuve de l’examen.
De son côté, sa meilleure amie, Binta était au lycée. La journée était magnifique, le lycée plein d’élèves dans leurs uniformes bleu et blanc. Le mariage précoce et forcé de la jeune fille était le sujet au lycée. La chaleur s’estompait, au loin, la mer bleuissait avec le ciel et un air agréable montait vers les terres. Dans la mangrove qui entourait la commune des quartiers d’affaires, les palétuviers verdissaient lentement. Aicha était bien résolue à porter plainte contre toute sa famille et son époux. Étant donné que son père est colonel dans l’armée, cette option paraissait vraisemblablement suicidaire. Hadja, une femme très impliquée pour les droits des femmes était au courant de la situation, informée par Jean-François et Aicha, quelques semaines auparavant. Hadja était influente et détestée par les imams et une majorité écrasante des conservateurs. Elle avait toujours un garde du corps qui la protégeait. Ce jour-là, Aicha partit la voir dans la haute banlieue de Conakry. L’entrevue fut cordiale. Elle insista fortement pour que la jeune fille ait le courage de se battre pour ses droits et porter plainte contre son père.
— Je ne peux pas, c’est mon père ! Dit Aicha.
Elle avait un discours pointu, Hadja fut victime de plusieurs injustices. Des regrets tardifs la hantaient, comme l’excision et l’exploitation subies à son jeune âge.
Elle se voulait convaincante.
— Il faut que tu sois forte. N’oublie pas que tu as été violée par ce monstre sans cœur, délaissée par tes propres parents, abandonnée par ton copain qui avait peur parce qu’il est chrétien.
— Jean-François ne m’a pas abandonné, il a juste eu peur à cause de mon père. Il a été en prison à cause de moi.
— Je sais, c'est triste, mais tu ne veux pas voir la réalité en face. Il faut que tu avances la tête haute.
Après une longue réflexion, Aicha décida de porter plainte contre son père et Monsieur Barry. Cette nuit-là, Aicha dormit chez Hadja, l’activiste engagée.
Quand elle se réveilla, le soleil était déjà au zénith et toute une colonie de pigeons et d’hirondelles chantait dans la chaleur. Dans l’après-midi, Aicha et Hadja se rendirent au commissariat de police. Le soleil commençait à s’incliner vers l’ouest. Les deux femmes arrivèrent avec la voiture d’Hadja. Aussitôt à l’intérieur de l'établissement, elles rencontrèrent un lieutenant de police.
Après avoir raconté l’histoire sur le mariage forcé d’Aicha, elles constatèrent que le policier était ému. Mais il fut franc aussi : Convoquer un colonel à la police n’était pas une mince affaire. Le lieutenant était lucide, la plainte n’allait pas aboutir, mais cela valait le coup d’essayer.
Le lendemain, Aladji reçut la convocation du commissariat de police. Dans un rire moqueur, il la déchira et il dit :
— Mon enfant m’envoie à la police, n’importe quoi ! Elle n’a pas compris comment ce pays fonctionne. Je ne bougerais pas d’ici.
Il continua de rire de cette absurdité. L’étonnement était à son comble. Pour Almamy, c’était la goutte d’eau de trop. Monsieur Barry était patient. Il avait confiance en son beau-père. Vu le respect que les gens lui accordaient, il méritait sa confiance. La sagesse ne vient jamais avec l’âge, tout ce qui vient avec l’âge, c’est la vieillesse. Le surlendemain, Aladji ne fit rien, il alla comme d’habitude à son travail. Il se disait que sa fille allait revenir bientôt. Ce qu’il ne savait pas, c’était qu’Hadja, l’activiste était devenue la guide de sa fille. Quand il l’apprit par Monsieur Barry, il engagea des poursuites contre Hadja, mais sans aboutissement. Aicha Bah resta deux semaines chez Hadja. La plainte ne servit à rien, on reconnaissait les autorités compétentes de Conakry.
Les deux premières femmes de Monsieur Barry étaient contentes de la situation. Elles se disaient que c’était petit pour leur époux, elles faisaient allusion au problème qu’il vivait. Finalement, Aicha fut accueillie par une tante de sa copine Binta. Elle se rendit donc dans le quartier de cette dame aux allures mondaines. La dame était surnommée Big Mama, comme signe de reconnaissance dans le milieu mondain de Conakry. Binta était la seule qui savait qu’Aicha vivait là-bas, même Jean-François l'ignorait. Big Mama était gentille, avec sa silhouette gracieuse et attirante. Elle possédait trois restaurants qui marchaient bien, deux situés dans le quartier des affaires, et un autre à Kipé, dans un quartier bourgeois.
Aicha avait complètement changé. Elle avait dix-sept ans et commençait à vivre une vie d’adulte loin de ses parents. Chez Big Mama, tout le monde devait travailler. Beaucoup de filles vivaient chez elle, elles travaillaient toutes. À son arrivée, Aicha se demandait pourquoi toutes ces filles étaient ici. Sans doute, comme elle, elles devaient vivre une situation difficile. La nuit d’un samedi, Aicha fit ses premiers pas comme serveuse, dans un des restaurants de Big Mama. C’était celui situé à Kipé. Elle n’avait pas le choix, elle avait besoin d’argent pour ses dépenses quotidiennes. Aicha n’avait jamais travaillé de sa vie. Elle était très stressée, elle portait une tenue de soirée. Big Mama lui montra les manières pour aborder les clients et les inciter à consommer. Aicha comprit vite et avec intelligence. Le premier service se passa bien. Le restaurant se transformait en discothèque une fois que le silence de la nuit s’installait. L’alcool, la drogue, le sexe, la bouffe, tout était consommé dans ce lieu. Aicha n’avait vu qu’une face de l’iceberg. Aicha fit la connaissance de Bibi, une jeune femme d’une trentaine d’années, serveuse depuis très longtemps. Bibi était belle, avec de beaux yeux, une bouche aux lèvres charnues, de longues jambes taillées à la perfection. Elle faisait un autre boulot en plus, le plus vieux au monde. Aicha découvrait cette atmosphère inconnue. Chaque demi-heure, Bibi disparaissait et partait dans les motels situés à une centaine de mètres, sur le côté droit du Niankan. Et elle revenait contente avec le même parfum. Le rythme s’enchainait à intervalle régulier. Bibi s’approcha d’Aicha, et lui chuchota à l’oreille :
— Tu veux savoir ce que je fais, ça me rapporte beaucoup.
Aicha était curieuse, elle avait de savoir. Impatiente, elle répondit aussitôt :
— Oui, explique-moi.
Alors Bibi l’informa de tout ce qu’elle faisait en plus de son travail de serveuse. Elle ajouta que Big Mama était au courant. Elle suggéra à Aicha de faire de même pour pouvoir gagner plus d’argent. Trois jours après, Big Mama faisait comprendre à Aicha qu’elle gagnait peu au Niankan et qu'elle devrait faire plus d’efforts pour avoir plus. Eh oui, il y avait son loyer et les factures à payer. La patronne sous-entendait qu’elle devait faire comme les autres filles qui gagnaient plus. Big Mama remarqua qu’un client quotidien s'intéressait beaucoup à Aicha, qu’il trouvait très belle. Ils s’étaient même donné rendez-vous au Niankan pour parler affaires. Le client en question était un homme d’affaires à Conakry, PDG d’une grande compagnie minière spécialisée dans l’exploitation de l’or et de la bauxite. Big Mama avait beaucoup de clients de ce genre, ce qui la faisait gagner énormément d’argent. Certaines filles étaient condamnées à vivre avec elle. À l’image de la population, c’était une gentille femme qui accueillait les plus démunies. Personne ne pouvait soupçonner qu’elle utilisait ces jeunes femmes dans des affaires obscures. « L’habit ne fait pas le moine ». Les êtres humains sont difficiles à cerner. Tout ce qui compte, c’est l’humanité et l’humanisme que nous pouvons partager au quotidien. Le PDG appela Big Mama au téléphone pour fixer un rendez-vous : vingt-deux heures samedi.
Cela faisait une semaine qu’Aicha travaillait au Niankan. Elle avait l’habitude, à présent de servir. La veille, Binta l’appela pour lui dire que tout le monde était inquiet pour elle. En partant pour le Niankan, Aicha était habillée d’une façon très sexy. Entre Bibi et elle, une bonne entente s’était installée, une complicité était née. Le PDG avait conclu avec Big Mama pour avoir Aicha. Bibi expliqua à la jeune femme ce qui s’était passé. Elle comprenait, mais ça ne l’étonnait pas, elle n’avait pas le choix, elle devait faire ce que Big Maman attendait d’elle. Ce samedi soir, Aicha se prostitua pour la première fois, tout en pensant à son bac. Elle se disait qu’elle allait pouvoir enfin avoir de l’argent pour payer ses études. Trois clients pour elle, et six pour Bibi. La nuit passa très vite. À leur retour, Bibi ne put s’empêcher de demander à Aicha ce qu’elle ressentait. Dans une timidité indescriptible, Aicha ne dit qu’un seul mot qui voulait tout dire :
— Dégueulasse !
— T’inquiète, c’est normal, c’est la première fois. Tu t’y feras quand tu reprendras le boulot. Le Nigérian ne sera pas déçu quand il te prendra.
Aicha se prostituait tous les soirs au Niankan. Elle avait du succès, elle ne manquait pas de clients. Elle s’était fait un nom, on la surnommait « La ténébreuse », une allusion à son efficacité dans cette activité. Son mariage forcé était devenu une histoire ancienne. Aucune fille ne connaissait l’histoire d’Aicha. À l’aube quand elles rentraient où elles habitaient, Aicha demanda à Bibi ce qui l’avait poussée à se prostituer. Sur le coup, Bibi ne répondit pas tout de suite. Son visage s’assombrit. Et des souvenirs remontèrent à la surface.
— Tu sais, je viens du village. Mes parents m’ont donné en mariage à un vieil homme qui avait quatre fois mon âge. Je ne voulais pas de lui, c’est ce qui m’a poussée à fuir la maison de mon époux avant même qu’il couche avec moi. J’ai eu de la chance, tu sais. Et depuis, ça fait plus de dix ans que je n’ai pas de nouvelles de ma famille.
Aicha ne dit rien. Elle vivait la même histoire. À son tour, Bibi posa à Aicha la même question. Aicha répondit d’une voix douce et basse.
— On a la même histoire.
Aicha raconta son cauchemar, du début à la fin, Bibi rajouta :
— Nous sommes des femmes libres, on fait maintenant ce que l’on veut, la vie est belle, yahou.
Les jours passèrent. Ce soir-là, le PDG est venu spécialement pour Aicha. Dans une voiture de luxe, le PDG stationna au Niankan. Après avoir une bière servies par Aicha, il lui demanda si c’était elle qu’on appelait « La ténébreuse ». Aicha répondit par un signe de la tête. Sur un geste de main, il dit à Aicha :
— On y va.
Avec son sac, et quelques préservatifs, Aicha se rendit en compagnie du PDG dans un hôtel à quelques mètres du Niankan. Aicha pensait toujours à Jean-François quand elle couchait avec un client. Elle se mit toute nue, le PDG aussi. Elle présenta les préservatifs à son client. Impératif, pour la pénétration. L’homme s’écria :
— Non, pas de préservatif, on le fait, chair contre chair, pas caoutchouc contre chair. Tu le sais, petite, la sensation n’est pas la même.
— Je dois me protéger, c’est mon droit.
Sur un air prédateur, le PDG se jeta sur Aicha avec force. Il étrangla Aicha et la projeta contre le lit. Il se jeta une deuxième fois et pénétra Aicha sans même être conscient qu’il l’étouffait. À ce moment-là, elle sut qu’elle était en train d’ouvrir la porte des morts. Elle cria fort :
— Tu me fais mal, arrête, je te dis d’arrêter !
Sans préservatif et sans compassion, le PDG étouffait Aicha à petit feu en serrant fort son cou. Il continua son mouvement de va-et-vient. En se débattant, et en forçant Aicha ; le PDG dit :
— J’ai payé cher, salope, j’ai payé cher.
Dans la bagarre, le PDG projeta Aicha contre l’armoire qui se trouvait près de la fenêtre, elle se cogna la tête et perdit connaissance. À cet instant, Aicha pensait à Jean-François, maudissait ses parents, et accusait Binta qui l’avait envoyée chez Big Mama. Elle respirait de plus en plus vite, elle regardait le PDG et les lumières de la pièce. Pendant quelques secondes, son esprit pensa qu’elle allait être enfin libre de toutes ses souffrances. Elle ouvrit la porte des mondes immobiles.
Les cris alertèrent les réceptionnistes de l’hôtel. Le PDG s’était déjà enfui. Ils trouvèrent le cadavre d’Aicha, jonchant dans une mare de sang, la tête ouverte. Ils appelèrent immédiatement la police. Le lendemain, les journaux annoncèrent la nouvelle en première page. Bibi fut abasourdi et la Big Mama fit semblant d’être triste. Le corps d’Aicha était à la morgue, à l’hôpital de Donka, le plus grand de la capitale. Aladji avait l’habitude de lire la presse locale. Il lisait quand il arrivait à son boulot. Ce jour-là, quand il reçut son journal, il commença à lire ce fait divers : une prostituée tuée dans un hôtel au centre émetteur de Kipé. Le premier nom qu’il vit était « La ténébreuse ». Mais à force de regarder la photo de la défunte, il réalisa que la jeune fille était Aicha. Pour toute la famille, le chagrin fut énorme. Mais Par la suite, le PDG fut arrêté par la police et mis aux arrêts.
La mère d’Aicha ne faisait que pleurer. Dans cette confusion et cette journée chargée de vent et de quelques averses, la vie dans la capitale Conakry reprit son cours dans l’indifférence de toutes les familles, des autorités et des personnalités religieuses.