la femme dans l'escalier

La chaleur était lourde. Un attroupement se formait. La plupart étaient des touristes étrangers. Parmi eux, des Chinois cherchaient les meilleurs angles pour créer le cliché qui deviendrait l’insolite souvenir de Paris.
Zhaoling enfila son bas de contention et elle fit quelques sauts d’appui avec sa jambe sur le sol.
À vingt heures pile, elle s’élança accompagnée d’applaudissements stimulants. Bien sur sa jambe, elle entama la première partie de l’escalade à un rythme régulier établi sur le timing prévu. Elle s’aidait de petits han, han ! Elle s’engouffra dans les armatures de fer en pilonnant adroitement sa béquille sur chaque coin de marche et en glissant sa main opposée sur les rampes. On aurait cru un oiseau qui sautait dans sa cage. Elle allait bon train malgré la température du soir assez élevée. Elle devait atteindre le sommet avant la tombée de la nuit. C’était primordial ! Le coucher de soleil était prévu à 21 h 18, elle pouvait encore espérer voir les dernières marches si elle respectait le tempo. On entendait au premier étage, les bruits de la ville, mais aussi, au loin, le grondement sourd d’un orage. Des zébrures d’éclairs à peine visibles sillonnaient le ciel à l’horizon.
Brenda suivait en silence, puis elle lui raconta des petites anecdotes encourageantes. Une plateforme gravie, c’était une étape ! Quand elle attaqua dans la foulée la deuxième rampe, elle était parfaite au point de vue physique. Elle ne faisait que répéter de longues séances d’entraînement. Brenda l’alimentait en eau. L’escalade semblait plus raide dans cette partie, l’air plus frais, il paraissait pollué ; une odeur de fer oxydé et de vieille peinture chaude planait dans les vestibules grillagés et les colimaçons. Cette odeur pesante se mélangeait à celles des graisses, du cambouis et de l’huile des moteurs, des engrenages et des roues. Il avait fait très chaud sur la capitale dans la journée. Dans certains passages, la rampe était encore tiède. Clairsemée de poutrelles, la carcasse imposante s’offrait aux yeux humides des deux participantes comme le corps ouvert d’une immense araignée métallisée. Zhaoling ne lâchait rien, ni sa béquille ni les rambardes, ni les garde-fous. Elle grimpait sans relâche dans la structure de fer. Ses collègues la poussaient avec de grands cris qu’elle entendait sourdement. Le moral était bon. Elle coiffa un casque rouge avec les cinq étoiles jaunes aux couleurs de la Chine au deuxième étage. Elle s’octroya quelques minutes de repos en parlant avec ses amis avant de se relancer. Elle ne semblait pas accuser les efforts fournis et son regard affichait sa détermination. Elle souriait face aux appareils photo et Smartphones qui crépitaient autour d’elle.
Elle écarta d’un petit coup de poing, sans brutalité apparente, un journaliste trop pressant qui lui tendait un micro. Brenda restait en retrait, elle jetait des regards vers le sommet, elle se posait la question de savoir si elle supporterait la hauteur. Elle appréhendait la suite. Atteindre le troisième étage en évitant le vertige la préoccupait. Elle éprouvait la peur de sa vie, l’obligeant à concentrer toute son énergie sur cette dernière phase. Des bourrasques très drues s’engouffraient dans l’édifice et sifflaient dans la charpente. Ces rafales étaient accompagnées de grondements significatifs d’un orage proche. Elles ne devaient pas traîner. ! Quand Zhaoling s’élança de nouveau, il y eut un moment de panique, car la sécurité de la tour voulait les arrêter là. C’était dangereux pour les deux filles. On leur avait demandé de redescendre, mais elles outrepassèrent l’avertissement.
Elles s’étaient envolées illico presto vers l’ultime étage tout en sachant qu’elles risquaient la glissade ou le décrochage dans l’escalier. Le pire, c’est à recevoir une admonition, une probable sanction en arrivant au sommet. Elle avait l’autorisation alors, « qu’ils aillent au diable ! » avait crié Zhaoling. Pourquoi renoncer ? La peur de l’orage, de la pluie, elle estimait pouvoir passer à travers. L’échec ! C’était impensable ! Dans cette cage aux lions rugissants, les éléments atmosphériques étaient perceptibles et donnaient de leur vigueur. La vue de Paris s’assombrissait formant une image apocalyptique. Zhaoling tenait le coup, les nerfs et les muscles tendus, elle ne paniquait pas, mais Brenda tremblait de tous ses membres. Elle se cramponnait au bastingage. L’idée d’abandonner lui parvenait, elle comptait les marches en espérant que sa compagne d’aventure arrive le plus vite possible au sommet. Elle frémissait quand Zhaoling perdait pied quelques secondes. C’étaient des instants d’effroi qui la clouaient à la rampe. Elle regrettait amèrement de s’être engagée dans cette galère. On voyait les éclairs s’incruster d’une clarté fugitive dans un ciel noir ; tels des avertissements fragmentés accompagnés de coups de tonnerre, l’orage se rapprochait avec des roulements de tambour discordants. Elles étaient à mi-chemin, les premières gouttes d’eau frappèrent les structures de l’édifice en les égrainant avec violence. Zhaoling redoubla d’énergie lorsqu’elle se sentit ballottée en tous sens et que la flèche supérieure se balançait dans l’espace. Elle retint son souffle en attendant que la situation soit plus stable. Une angoisse l’étreignit, celle de rester bloquée au milieu sans pouvoir bouger. Brenda dans un sursaut lui cria :
– Allez, on y va ! On est au bout !
Elle sortit une lampe de poche du sac, elle la secoua. On pouvait les secourir ! Le vide était prenant, les espaces de mailles ajourées et l’étroitesse des passages donnaient le tournis. Elles évitaient de regarder vers le bas. Zhaoling s’était préparée à ce genre d’effet troublant, déstabilisant, mais ce qui la perturbait mentalement, c’était le vent qui faisait son travail de sape en freinant par à-coups sa progression. Elle s’arrachait à chaque marche. Brenda lui tendit une barre énergétique. De grosses larmes coulaient sur les joues de la Chinoise. Elle résistait alors que la jambe devenait douloureuse et une terrible crampe se formait sur le haut de la cuisse. Elle prenait des postures gestuelles terriblement effrayantes en s’agrippant pour continuer dans la souffrance.
Au troisième étage, ses amis, très inquiets, guettaient la sortie en espérant l’apercevoir dans les dernières courbes métalliques. L’orage n’attendait pas, on ne voyait plus le parc du Champ-de-Mars. Les secouristes avaient pris place et installaient un endroit dans la coursive pour qu’elle puisse récupérer. Des lampes torches suivaient leur avancée. Des journalistes et des caméramans s’y étaient entassés pour flasher l’image la plus saisissante. Le froid humide avait remplacé la chaleur irrespirable de l’après-midi. Le contraste était flagrant ! Par chance, la pluie n’était pas trop battante même si quelques grêlons d’altitude venaient s’y mêler, mais le vent soufflait fort.
On donna l’ordre de dérouler une banderole de tissu bleu et blanc de Handicap international
Ses amis crièrent de joie sur la plateforme, lorsqu’enfin, Zhaoling, grimaçante, épuisée, complètement défigurée par l’effort, déboucha à quelques dizaines de mètres en contrebas, suivie par Brenda, harassée et tremblante de peur. Trempés jusqu’aux os, les derniers coups de béquille ressemblaient à une suite de tortures inimaginables. Elle la calait doucement et en s’aidant à la force du poignet, elle tirait sur la rampe pour que sa jambe appuie modérément sur la marche. Elle souffrait, des crampes au mollet devenaient insupportables. Brenda avait l’impression qu’elle allait se renverser en arrière à chaque mouvement du corps. Les mètres qui terminaient l’ascension, elle les fit dans une affreuse douleur. Elle posa son pied sur le plancher et tomba dans les bras des amis et de Brenda, émerveillée. Quelle victoire sur elle-même ! Elle remit sa casquette rouge et jaune. Elle était exaltée.
– J’ai réussi, je suis récompensé de mon opiniâtreté ! Vive Gustave Eiffel !